jace | there's nothing cupcakes and coffee can't solve (or so they say)

Fût un temps où rentrer chez soi signifiait fermer discrètement la porte de sa chambre pour ne pas réveiller ses colocataires et sauter dans son lit pour n'en ressortir qu'au bout de douze heures d'un sommeil la plupart du temps amplement mérité. Aujourd'hui, c'était surtout s'arranger pour arriver dans ce stupide appartement lorsque Jace n'y était pas, quitte à passer un peu plus de temps à JFK ou à forcer Monty à lui offrir un verre, Gail n'étant pas une option ces derniers temps. Apprendre son emploi du temps sans ─ trop ─ lui adresser la parole n'avait pas été une mince affaire. Globalement, le fuir à tout prix tout en partageant le même toit était épuisant et elle en venait à douter du bien-fondé de ce plan-là. Après tout, elle n'avait pas vraiment d'autre choix que d'assumer ses conneries. Ce n'était pas l'envie qui manquait, pourtant. Attraper discrètement un set de faux papiers dans le coffre de Gail, son portable et ses bijoux, et foutre le camp, loin, très loin de cet appartement et de son deuxième occupant qui réussissait sans le moindre effort à la faire sortir de ses gonds ─ d'où la nécessité de l'éviter à tout prix, aucun rapport avec tout autre effet qu'il pouvait avoir sur elle. Parce qu'il n'en avait pas, du tout.

Une fois n'est pas coutume, le soleil était encore haut dans le ciel lorsqu'elle se décida à quitter le studio de Monty pour retourner chez Jace ─ chez Jace, pas chez elle, évidemment, et elle refusait de considérer cet arrangement comme autre chose qu'une solution temporaire. Ou un problème, plutôt, un problème qu'elle ignorait comment résoudre, sinon en faisant l'autruche. Garder Jace à bonne distance lui permettait également d'ignorer ostensiblement cette normalité qui venait avec l'idée du quotidien à deux, une normalité qui la terrifiait au plus haut point. Et, jusque-là, ça lui semblait fonctionner plutôt bien. Jusque-là, ouais, mais les bonnes choses ne duraient jamais bien longtemps.

Elle remarqua immédiatement le deuxième set de clés ─ celui de Jace, évidemment ─ posé sur la petite table dans l'entrée, nota le murmure indistinct d'une conversation ─ ou la télévision peut-être ─ et l'odeur, devenue si familière en si peu de temps, des pâtisseries en pleine cuisson. La normalité, en pleine gueule. Elle soupira, l'envie de rebrousser chemin plus forte que jamais, et se força à refermer la porte derrière elle, sans trop de bruit. Ses baskets retrouvèrent sa paire d'escarpins sur l'étagère et elle traversa le couloir, presque timidement, pour gagner la cuisine ─ rangée, Dieu merci ─ sur la pointe des pieds. La surprise, mêlée au soulagement de ne pas le trouver là, pas tout de suite, pas encore, lui donna des ailes et elle ne put s'empêcher d'aller jeter un coup d'œil dans le four. Simple curiosité, évidemment. Elle doutait sincèrement qu'il soit capable d'oublier quoi que ce soit là-dedans et de mettre tout leur immeuble en danger mais, hey, safety first.

Jace peut entendre la vie de sa sœur dans sa tête, légèrement moqueuse, sourire en coin. Trop bon, trop con. Il n’y aurait pas pensé à deux fois, il y a à peine quelques semaines – échanger son jeudi aprem pour le samedi soir d’Ashley, parce qu’elle veut aller au récital de sa petite sœur ou connerie du genre. Cela ne l’a jamais vraiment dérangé, c’est pas comme s’il avait autre chose à foutre de ses soirées après tout. Mais ça c’était il y a quelques semaines, avant, quand il ne devait pas penser à trois fois à des trucs tous cons. Comme le fait qu’il pouvait rentrer chez lui et y trouver quelqu’un, par exemple. Comme le fait qu’il doit calculer son coup s’il veut une soirée tranquille, bière et NBA. Alors oui, il va travailler samedi soir pour faire plaisir à Ashley, sauf qu’il se retrouve là, chez lui comme un couillon, à parfaitement savoir qu’Emma rentre dans une heure.

Ce qui veut évidemment dire qu’une fournée de cupcakes est en route assez rapidement, et qu’il passe un peu trop de temps à nettoyer entièrement la cuisine – défaut professionnel, il déteste quand les choses ne sont pas à leur place, parfaitement rangées, quand il ne peut pas voir son reflet dans l’argent brillant du plan de travail. Il se demande combien de temps il lui reste, s’il peut s’accorder le temps de décorer les cupcakes ou non, quand son téléphone se met à sonner à l’autre bout de l’appartement. Otis Redding qui résonne dans l’appartement vide, l’annonce d’un appel de sa mère. Il se dirige vers sa (leur) chambre où son téléphone est en train de charger, et prend l’appel. Rien que plus que quelques minutes de conversation pour prendre de ses nouvelles – sa mère aussi doit s’ennuyer, dans cette maison trop grande, avec cet homme trop absent. Parfois, Jace se demande ce qui se passerait, si elle abandonnait tout du jour au lendemain, si elle venait habiter à New York avec eux. Un autre monde. Un autre univers.

« Mahal na mahal din kita, » répond-il avant de raccrocher, alors qu’il retourne à la cuisine. Son esprit est à nouveau concentré sur les cupcakes – un glaçage tout ce qu’il y a de plus simple, cela suffira – qu’il ne remarque la nouvelle venue qu’au dernier moment. Lourd soupir aux lèvres. C’est parti, une fois de plus. « Don’t touch them, they’re not cooked yet, » dit-il, une once de mépris dans la voix. « And close the damn door, you’re gonna ruin them. » Manquerait plus que ça, tiens. Qu’elle se mette à ruiner la seule chose qui lui apporte encore un tant soit peu de sérénité dans sa vie.

Elle sursauta en l'entendant, clairement pas préparée à entendre sa voix, reserrant instinctivement sa prise sur la poignée du four. Quel foutu crétin. La prenait-il vraiment pour une idiote ou ne pouvait-il tout simplement pas s'empêcher d'être désagréable chaque fois qu'elle entrait dans son champ de vision ? Et, d'accord, elle le lui rendait bien, sans doute avec un poil trop d'entrain. « You're gonna ruin them » répéta-t-elle, dans un élan de maturité que seul Jace parvenait à déclencher chez elle. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule avant de lui offrir un sourire figé, tout à fait forcé, tout à fait assumé aussi, et elle lâcha la porte du four sans grande délicatesse. « There, happy? » cracha-t-elle avec véhémence, bien trop pour pareille question d'ailleurs. Elle mit la cafetière en route, sans le quitter des yeux ─ parce qu'on ne tournait pas le dos au danger, jamais, même quand on avait besoin de café. Emma haussa un sourcil, méfiante. « Why are you here? Right now, I mean, with all that baking thing going on when you should be, dunno, getting ready for work. Or even better, at work? » Peut-être qu'elle aurait dû s'abstenir de cette dernière remarque. N'importe qui avec une paire d'oreilles à peu près en bon état ─ i.e. leurs voisins ─ et/ou une paire d'yeux pas trop abîmés ─ idem ─ pouvait comprendre qu'ils ne se supportaient pas. Le dire aussi explicitement tenait de la provocation, purement et simplement, et elle le savait parfaitement bien. La tentation d'avoir le dessus était cependant bien trop forte pour qu'elle se retienne. Non pas que ce soit déjà arrivé auparavant, mais Jace rendait tout ça bien trop facile. Façon de parler, évidemment.

Jace ne peut que soupirer et lever les yeux au ciel à l’élan de maturité de la part d’Emma. Autant il entrerait facilement dans ses petits jeux malsains à tout autre moment, autant il souhaite profiter des derniers instants de paix qui suivent toujours une conversation avec sa mère. Il devrait donc s’efforcer d’aller s’enfermer dans sa chambre pour éviter le conflit, mais elle serait capable de laisser cramer les cupcakes – et avec eux tout le bâtiment – juste pour l’emmerder. Et les cupcakes, c’est sacré.

Avec une large inspiration, et le besoin de demander de l’aide à une quelconque divinité qui serait peut-être en train de l’écouter, Jace se dirige vers l’un des cabinets de cuisine pour en sortir un saladier, puis tout ce dont il a besoin pour faire de la crème au beurre. Loin est son moment de sérénité, seul dans la cuisine, mais il est assez têtu pour finir ces putains de cupcakes coute que coute. « I live here, » répond-il avec un peu trop de venin, et un peu trop de force pour renverser le sucre dans le saladier. « In case you forgot. I won’t tiptoe around you just because it’s convenient. You have a key, just go out and find something to do, if my presence is so intolerable. You’re a guest, here, don’t forget. A very fucking ungrateful one at that. » Pour ne pas mettre de l’huile sur le feu, on a vu mieux tout de même. Pas de sa faute, si elle lui fait perdre patience à chaque fois.

Depuis le début de cette stupide histoire, elle se demandait régulièrement ce qui avait pu l'attirer chez ce crétin fini, excepté l'évidence, i.e. sa belle gueule. Superficielle, Emma l'était, l'assumait parfaitement. Qu'il lui ait plu physiquement n'avait rien d'étrange. Non, c'était le reste, le problème. Ses réflexions, aussi mordantes, sinon plus que les siennes, son agressivité qui faisait un peu trop parfaitement écho à la sienne, tout ce qui aurait dû la faire fuir, tout ce qui lui donnait envie de rester. Chercher à obtenir le dernier mot avait toujours été une sale manie chez elle mais face à Jace, ça tenait de l'obsession malsaine. Elle se jucha sur le premier plan de travail libre qu'elle trouva, suivant chacun de ses mouvements avec un peu trop d'attention pour l'attitude désinvolte qu'elle voulait offrir. « I know you live here. Trust me, it's definitely not something I could easily forget. It's not an answer though » lâcha-t-elle avec humeur. Même avec des chambres séparées et des emplois du temps bien différents, il était difficile d'oublier la présence de Jace dans ce stupide appartement. Damn, ce qu'elle regrettait l'appartement du Queens et ses colocataires, si chaotique que fut le quotidien là-bas. « An ungrateful guest, right, because you picked me up off the street, I should be so grateful that you agreed to give me a place to live » fit-elle d'un ton pas aussi assuré qu'elle l'aurait voulu. Ah, l'ironie. « Please, tell me more, I'm begging you. Want some help? How about that, I'm a terrible person who attacked your precious cupcakes and managed to trap you in a loveless marriage? Or, even better, my ultimate goal in life is making yours miserable, because that's who I am, I'm so glad I get to spend each and every day annoying the shit out of you, it's honestly mind-blowing, definitely what I was expecting when we hooked up in Vegas! » Definitely not, non. D'abord parce qu'elle n'avait pas pensé le revoir, pas en étant si loin de chez elle, entre deux vols, entre deux jobs. Les choses auraient peut-être pu se passer différemment si ils s'étaient rencontrés à New York - but who was she kidding? Elle se serait probablement enfuie comme elle l'avait fait à Vegas, sans un bruit, sans un mot, parce que c'était comme ça qu'elle fonctionnait. Et pourtant elle était encore là. Question d'honneur or so she said.

La patience et Jace, cela a toujours fait trois… milliards. Il doit son tempérament de feu à son père – la seule chose qu’ils aient en commun d’ailleurs – et à des années d’adolescence rebelle pas vraiment encadrée. Gérer ses émotions, très peu pour lui. Et autant dire que les limites de sa patience sont mises à rude épreuve depuis qu’Emma a débarqué dans sa vie. Ça lui apprendra à penser avec autre chose que son cerveau, ça, putain. Il laisse tomber la barre de beurre au milieu du sucre sans grande délicatesse. Tourner tout cela en crème lui passera les nerfs, au moins, c’est cela de gagné.

Il sert les dents alors qu’Emma continue sur sa lancée d’emmerdeuse de première, à ne plus pouvoir s’arrêter de parler. Elle lui rappelle Ariane bourrée, sauf qu’Ariane ne pourrait jamais vraiment le souler même si elle l’essayait – et dieu sait qu’elle essaie. Parce qu’Ariane est la moitié de lui, et lui la moitié d’elle, et que sa façon de sortir Jace de ses gongs est presque plus adorable qu’autre chose. Emma, elle, est juste chiante. Vraiment chiante. « Yeah, you’re fucking annoying, is what you are, » ne peut-il s’empêcher de claquer, en s’acharnant sur sa crème un peu plus qu’il ne le devrait. Il arrête ses gestes pour fermer les yeux et prendre une large inspiration qui ne fait absolument rien pour le calmer. « Sounds just like the white side of my family, jesus fucking christ. Like I need more of that in my life. » Il balance la fourchette dans le saladier avant d’ouvrir un cabinet de cuisine pour chercher la bouteille d’extrait de vanille. Il fouille un peu, sans grand succès. Sans aucun succès, en fait. « Ang dami mong alam, Emma, okay ? » Pause. Soupire. « Putangina mo, she’s making me lose my English, » qu’il continue un peu plus doucement, pour lui-même plus qu’autre chose. Les traumatismes d’enfance lui reviennent, le ton cinglant de son père car we speak English in this house, understood? Qu’il aille se faire foutre. Qu’ils aillent tous se faire foutre, vraiment. « And where the fucking is this fucking vanilla, edi wow ! » Tout plaquer et aller élever des lamas dans la campagne profonde du Perou. Vraiment.

Elle avait la très agréable impression de lui taper sérieusement sur les nerfs. Et ça, sans trop d'effort. Emma s'autorisa un sourire satisfait, les jambes tapant contre les placards au rythme du balancement. C'était presque trop facile en fait, pas aussi satisfaisant qu'elle ne l'aurait cru. Elle le regarda s'acharner sur sa préparation - et qui, franchement, allait manger tout ça ? - en se retenant de rire, non sans difficulté d'ailleurs. « Wow, how original, never heard that one before. Really romantic, I'm swooning, you have no idea » railla-t-elle avec un sifflement faussement admiratif. Quelle idiote. C'était de sa faute à lui, évidemment. Jace Grant, quelle merveilleuse source d'inspiration. Incroyablement frustrante mais Emma avait toujours été pleine de ressources. Elle avait ses limites toutefois. « Yeah, no, you can call me a bitch all you want but do not compare me to the white trash part of your family, this is where I draw the line » cracha-t-elle, un peu trop véhémente.

« And can you stop with the Spanish trash talk please? You don't hear me insult you in mandarin, do you? » Probablement parce que son mandarin était rouillé, trop peu parlé depuis que sa mère avait commencé ses allers-retours en prison. C'était là le seul défaut de l'éducation de Gail, la distance qu'elle avait pris avec ses racines. « How would I know where the bloody vanilla is? It's your flat, remember? You should know where your shit is. I didn't touch it, I'm not the one making a mess in our kitchen every two days » Our kitchen. Right. « Your kitchen » se rattrapa-t-elle en bredouillant. Wow. Faire des erreurs n'avait rien d'une nouveauté pour Emma. Ce genre-là, en revanche, non. « Whatever. Who's gonna eat all that? Your sister's coming over? » Au moins, avec Ariane entre eux, la soirée serait un peu plus supportable. Ou, en tout cas, présenterait moins de risques.

Et puis, là. La parole de trop. Celle qui le stoppe dans ses mouvements, qui lui gèle le cerveau. Celle qui finit en grésillement dans ses oreilles. Celle qui coince l’air dans sa gorge alors qu’il ferme les yeux. Ne pas s’énerver. Ne pas exploser. Elle n’en vaut pas la peine. Elle ne vaut rien. Jace s’efforce de respirer par le nez, longues inspirations suivies de longues expirations, alors que ses doigts se ferment autour du plan de travail. Il lui faut quatre inspirations de plus avant de se contenir assez longtemps pour sortir le film alimentaire et l’utiliser pour fermer le saladier, avant de mettre celui-ci dans le frigo, avant d’éteindre le four. Les cupcakes doivent déjà être cuits, de toute façon.

Il chope son téléphone au passage, et tourne le dos à Emma. S’enfermer dans sa chambre ce sera, donc. Comme s’il souhaitait rester plus longtemps à se faire insulter sur quatre générations, de toutes façons. Il a eu assez de celle pour toute une vie, dans sa banlieue blanche de Vegas, merci beaucoup. Il ne peut néanmoins pas s’empêcher de se retourner une dernière fois, le sérieux de ses traits et la froideur de ses paroles un contraste aigu avec la colère de ses propos à peine une minute plus tôt. « Spaniards colonised my country, fucked everything over, forced their religion and their language on us, and left us worse for wear when they left. Don’t you even dare comparing me to them ever again. » Pause, alors qu’il sert les poings et s’efforce de garder son sang-froid. Peut-être qu’il devrait aller à la salle de sport, courir pendant une heure puis frapper du sac pendant une heure. De quoi l’épuiser physiquement, au moins. « Eat the damn muffins for all I care. We’re done here. »

Elle sentit l'atmosphère changer avant même qu'il relève le nez pour la regarder. Il s'arrêta, complètement immobile au-dessus du saladier qu'il avait malmené un instant plus tôt. Elle frémit, brusquement terrifiée. La peur de se faire arrêter, elle connaissait. L'angoisse de rater un job aussi. Celle, plus sournoise encore, de voir son passé la rattraper, elle vivait avec chaque jour. La peur, la vraie, celle qui tiraillait les entrailles et inspirait des idées irrationnelles, lui était étrangère. Mais elle était là, abrutissante, taisant toute réplique cinglante, terrassant toute envie de répondre. Emma se tut, s'immobilisa, guettant l'opportunité de fuite, la fenêtre ouverte qui lui permettrait de s'envoler. Il la lui avait offerte, juste avant, lui avait proposé de partir mais elle s'était entêtée, obsédée par le besoin d'avoir le dessus. Aboyer pour qu'il finisse par mordre. And boy, he did. Plus fort qu'elle ne l'avait imaginé.

La surprise de le voir reprendre vie, tout en mouvements mesurés, soigneusement calculés, la fit sursauter. Elle agrippa le rebord du plan de travail, le souffle court, les joues brûlantes, sans comprendre cette vague de honte qui l'envahissait. Jace daigna se retourner finalement, sur le seuil de la porte. L'explication lui fit l'effet d'une gifle et elle recula violemment, la tête heurtant le placard derrière elle dans un bruit sourd. Quelle conne. Ouvrir la bouche sans réfléchir, le problème de sa vie. C'était presque un miracle qu'elle ne soit pas compromise, depuis le temps. Emma et sa grande gueule, une grande histoire d'amour.

Elle hésita, une seconde. Pas assez pour une réflexion poussée, pas suffisamment pour un regain de prudence. « I don't care about your fucking muffins. We're not done. You don't get to throw that in my face and leave, you goddamn idiot » Elle sauta sur ses pieds avec la vigueur des idiots imprudents. « How was I supposed to know? Does this scream history expert to you? » lâcha-t-elle avec un geste de la main en direction de son propre visage. Fébrile, elle contourna la table pour s'approcher, ignorant son instinct qui lui hurlait de fuir. Prendre le strict minimum et se casser, loin, en abandonnant derrière toutes les idées de Monty pour se sortir de cette mauvaise passe. Yes, good plan, solid one. Un plan qu'elle ne suivrait pas, manifestement. « How was I supposed to know, uh? You barely look at me, let alone talk to me, so what, I should have guessed? » Or read the file. She should have read the goddamn file. Elle se serait épargnée une migraine. Et cet élan de honte qui lui faisait prendre des décisions inconsidérées.

Les souvenirs lui reviennent en masse – Ariane et lui en retenue pour parler tagalog en cours, les visites à Manille durant l’été, le sucre plein les doigts après avoir mangé des ensaymadas, les froncements de sourcils de son père quand il le regardait. Ariane, et ses traits délicats, ses traits européens, son nez droit et fin. Jace, qui ne cache pas ses origines aussi bien qu’elle, trop asiatique, trop bruyant, trop, trop. Et cette société qui essayait, tant bien que mal, de le faire taire. De le faire rentrer dans le moule. De lui faire oublier d’où il vient.

De toutes les conneries que lui et Emma se sont balancées à la gueule – et dieu sait qu’ils ne manquent jamais de propos haineux – là est bien la dernière chose qu’il aurait attendu d’elle. Elle le cache bien elle aussi, tout comme Ariane, mais il le sait. A lu le dossier. Moitié-chinoise, malgré la nationalité anglaise, bien qu’il ne sache pas vraiment si c’est du côté de son père ou de sa mère. Trop de migrants ayant adopté un nom occidental pour oser sauter aux conclusions. Mais il espérait mieux d’elle, tout de même. Il ne sait même pas pourquoi, quand il n’attend absolument rien d’elle en temps normal.

« I don’t owe you my life story, » répond-il, mordant. « And I especially don’t owe you my emotional labor. » Il croise les bras sur son torse et s’appuie contre l’embrasure de la porte avec un haussement de sourcil. Cette discussion est absolument ridicule et inutile, et l’envie de lui claquer la porte au nez est presque plus forte que lui. Il en a perdu l’envie de s’engueuler avec elle, ce qui est pourtant un très bon défouloir en temps normal. Mais pas aujourd’hui. Pas comme ça. Pas là-dessus. « Why would I talk to you anyway ? You turn everything into a fight and it’s not like you give a fuck. You’ve made it perfectly clear. »

Stoppée net dans son élan, Emma s'immobilisa, entre colère et confusion, pas certaine de comprendre ce qui l'arrêtait, pas sûre de vouloir vraiment savoir non plus. Il avait sans doute raison, il lui en aurait coûté de l'admettre ─ elle ne le ferait pas, pas devant lui, pas à voix haute, pas ici, pas maintenant. Et en voulait-elle vraiment de ses histoires, de son passé, de toutes les conneries qu'il avait dû entendre ou n'était-ce que pure provocation, l'esprit de contradiction poussé à l'extrême, l'envie de garder la main jusqu'au bout qui avait repris le dessus ? Oui, non, un mélange malsain des deux, de tout, un monstrueux bordel qui bousculait principes de vie et règles établies depuis des années. Emma était une solitaire, par choix, parce que les autres n'avaient rien à lui apporter qu'elle n'aurait pu trouver elle-même, parce que les gens étaient stupides, cruels et imprudents. Parce qu'elle se débrouillait bien mieux seule, sans trop d'attache pour la retenir en cas de fuite. La solitude ne lui pesait pas, lui évitait le rejet aussi. Qui pouvait la repousser si elle ne laissait personne s'approcher ? C'était sans compter sur Jace et le dédain, bien trop familier, qu'elle lisait dans ses yeux. Why would I talk to you anyway. Quel gros con. « Why would I care anyway? » Écho stupide, puéril. « So people like you can fuck me over and hurt me? No thank you, I'll pass » Been there, done that, would definitely not recommend. Elle fit volte-face, consciente d'en avoir trop dit. Un moment de faiblesse, rien de plus ─ une constante dans sa vie, ces derniers temps, souvent lorsque Jace était dans les parages d'ailleurs. La cafetière attendait, prête mais délaissée, oubliée depuis quelques minutes, et Emma l'éteignit d'un geste rageur, consciente que la caféine n'arrangerait pas l'état de ses nerfs, bien au contraire. Elle ferma les yeux dans l'espoir naïf que cela suffirait à calmer son rythme cardiaque complètement détraqué et à oublier la présence de l'enfoiré dont elle partageait le toit. Naïf, c'était le bon mot. La tentative dura un instant, quelques secondes à peine, avant que la fierté ne reprenne les rênes. « And you know what? You're not exactly a bloody ray of sunshine either, haven't been since the very first time we met actually, so you really have no room to talk. You're unhappy, frustrated, you can't stand me? Good, that makes two of us but do not accuse me of turning everything into a fight when you never hesitate to go for the jugular either. Which you just did by the way, five minutes ago » Elle s'agrippa au comptoir derrière elle, tremblante. Ça valait mieux plutot qu'écraser un poing ou deux sur le visage de Jace. « And forgive me for being surprised to see you here because I know for a fact you should be at work. All I wanted was some piece and quiet and my bed, not for you to fucking bite my head off for endangering your precious muffins » Vexée. Elle était vexée, bien plus qu'elle ne l'admettrait jamais, et elle n'avait absolument rien à perdre.

« People like me ? » ne peut-il s’empêcher de répéter, avec un rire qui est plus de l’air expiré par le nez qu’autre chose. Il sait très bien ce que cela veut dire, connaît sa réputation – les mecs comme lui qui n’ont aucun scrupule avec le reste de la population, les connards de service qui prennent et prennent sans jamais rien donner en retour. Elle ne pourrait pas être plus loin de la vérité, mais cela reste l’image que Jace lui renvoie. La masculinité toxique personnifiée.

Enfin, si cela peut le débarrasser d’elle, Jace peut vivre avec une telle réputation un peu plus longtemps. Il la regarde retourner à la cuisine, presque soulagé – presque. Parce que le problème d’être si proche avec une fille, c’est qu’il s’y connaît un peu trop en langage corporel, qu’il reconnaît un peu trop bien les signes que quelque chose va mal. Et Emma perd soudainement tout son bravado alors qu’elle s’éloigne de lui, alors qu’elle s’occupe du café. Et Jace ? Jace, trop bon trop con, a toujours été bien incapable de laisser derrière lui quelqu’un qui aurait besoin de lui. Même quand la personne est dans cette état à cause de lui. Mais jusqu’à ce que la mort les sépare, et connerie du genre, right ?

Avec un soupir, il relâche la poignée qu’il allait fermer derrière lui pour s’enfermer dans sa chambre, et la suit à nouveau dans la cuisine. Il risque sans doute de le regretter assez rapidement mais, pour l’instant, ses instincts protecteurs un peu trop prononcés lui disent qu’il s’agit là de la meilleure chose à faire. Il s’appuie avec son dos contre le plan de cuisine, l’agrippant des deux mains, alors que son regard tombe sur le carrelage au sol. Une inspiration, avant de commencer. Avant de revenir sur ses propos. Il ne lui doit pas l’histoire de sa vie, mais il lui doit quelque chose, tout de même. « I’m second generation. My mother came to the US when she was eighteen to go to uni. That’s where she met my father, I think. » Il n’a jamais vraiment demandé les détails. Pas vraiment le genre d’histoire romantique qui vous fait croire en l’amour véritable. « She was a bride for love, but she was a wife for the green card, mostly. My father, he’s… he’s this massive Republican asshole, ‘Make American great again’ and all that shit. I’ve never understood their marriage, but. It’s what it is. » Il n’a jamais compris comment un gars du genre pouvait marier une immigrante et avoir deux gamins métisses, tout en prônant la suprématie blanche. Mais il s’agit d’une histoire pour un autre jour. « He’s leveraging her against me in all that shit, threatening to cue ties between her and I if I’m not the nice boy who does what he’s told. So unhappy and frustrated ? Yeah, you got those ones right. » Il s’humecte les lèvres légèrement alors que ses phalanges deviennent blanches à forcer d’agripper un peu trop fort le plan de cuisine. « Ariane and I, we’ve been saving for years to get her out of there and to help pay for her lawyer fees. I should be saving for a bakery instead, but that’s more important, that’s… everything. So yeah, sometimes I trade shifts with people at work to get a better wage. I won’t apologize for it. » Il tente un regard vers Emma, incertain de ce qu’il pourra y voir. Il ne veut ni sa pitié, ni sa sympathie. Simplement qu’elle comprenne que les choses ne sont pas aussi simple qu’elles y paraissent, simplement qu’il a plus à gagner que la réputation familiale ou le bon vouloir d’un juge un peu trop zélé. « You can hate me for all I care. But stop acting like it’s just about cupcakes and yelling. It’s not for me. »

Il ne disparut pas en claquant la porte, contrairement à ce qu'Emma attendait. Elle fronça les sourcils, sans comprendre, recula un peu plus contre les meubles, la poignée derrière elle s'enfonçant  dans le bas de son dos en un rappel cruel que c'était bien la réalité. Qu'elle n'avait pas imaginé ces dernières semaines, qu'elle n'était pas en train d'imaginer tout ce qu'elle avait sous les yeux. Elle n'aurait probablement pas pu, trop habituée à garder les autres à distance, trop persuadée qu'ils n'avaient rien à lui apporter pour oser rêver que qui que ce soit lui offre la moindre parcelle de confidence. Elle aurait probablement pu apprendre tout ça si elle avait accepté d'ouvrir ce stupide dossier offert par Gail, ignorait pourquoi elle ne l'avait toujours pas fait, si ce n'était pas pur esprit de contradiction. Par peur, aussi, d'en savoir trop, de ne plus pouvoir considérer Jace comme un simple problème. C'était trop tard, cette fois. « What a wonderful father you have. No wonder we never had him over for dinner » souffla-t-elle, sa rage envolée. Elle baissa les yeux, la proposition de Monty résonnant dans sa tête, mêlée aux explications inattendues de Jace. Est-ce qu'il fallait lui dire ? Ou, plutôt, est-ce qu'elle avait envie de lui dire ? Ils n'étaient rien l'un pour l'autre, sinon deux crétins qui avaient eu une idée brillamment stupide ensemble. Elle ne pouvait pas lui parler de Monty, ça amènerait forcément des questions, et si elle avait réussi à éviter d'éveiller la curiosité de cet abruti de juge, ce n'était pas pour se griller auprès de Jace. Elle ne lui faisait pas suffisamment confiance pour ça ─ ne lui faisait pas confiance du tout, plutôt. Restait l'option Cleo, la légalité de la fratrie Wood. Cleo à qui elle n'avait pas encore parlé de toute cette histoire but oh well. « I have a friend, a good friend, se sentit-elle obligée de préciser, she's a lawyer, she, mh, she knows all about fucked up families. And so do I » Elle lâcha un profond soupir qui avait des airs de sanglot, un soupir un peu trop chargé d'amertume qu'elle n'avait pas eu conscience de retenir jusque-là. « She doesn't work for free, obviously, but, I don't know, I could give you her number if you want » Et ils pourraient gérer ça de manière officielle, professionnelle, ce qui éviterait les questions gênantes et les réponses plus embarrassantes encore. « If your mum's worth it, you should go for it, do anything to get her out. I'm not sure I get it, my mother's a, well, she was a mess, probably still is. Like mother, like daughter, right? At least she never drunkenly married anyone but she went to prison, so yeah, not exactly a great role model but I'm gonna take a wild guess and say that not all mothers are like mine, right? » Se forcer à sourire était compliqué soudain et Emma abandonna rapidement, pinçant les lèvres si fort que c'en était douloureux. Voilà exactement pourquoi elle ne parlait pas de sa mère, pas avec Gail, ni avec Monty, ni avec personne. En près de treize ans d'absence, elle continuait de faire des ravages et Emma préférait taire tout ça, enfouir doutes et reproches sous des kilos de sarcasme plutôt que d'affronter ses sentiments. L'histoire de sa vie, vraiment. « So, do you want that number or not? As a peace offering » C'était certainement une mauvaise idée. Définitivement, oui. Mais c'était de la faute de Jace. Après tout, c'était lui, l'inspiration de ses dernières conneries en date.

Un petit rire inattendu s’échappe de Jace à la mention de son père dans la bouche d’Emma. Une simple remarque qui a pourtant le don de détendre immédiatement l’atmosphère – ou, du moins, de la rendre légèrement moins tendue qu’elle ne l’était quelques instants plus tôt. Les muscles de Jace, eux, sont toujours tendus, sur la défensive, prêt à s’enfuir au moins changement de situation. Il n’a jamais été très doué pour ce genre de choses, pour un tel étalage de vulnérabilités. Devant Ariane, ça va. Devant n’importe qui d’autre, non merci. Mais Emma n’est pas n’importe qui, pas vraiment. Enfin, elle ne devrait pas l’être. C’est toujours un peu trop compliqué.

Il lui offre un regard en coin, pas encore tout à fait à l’aise pour lui faire face, alors qu’elle parle d’une amie avocate. Il ne peut s’empêcher d’hausser un sourcil alors qu’une de ses mains vient agripper le coude du bras opposé. Où était cette chère avocate quand ils avaient tant besoin d’elle ? Et depuis quand Emma cherche-t-elle à l’aider ? C’est sans doute cette deuxième question qui l’intrigue le plus, d’autant plus quand elle se met elle aussi à dévoiler quelques secrets de plus. Il ignore l’introduction qui manque clairement de tact pour se concentrer sur le reste, sur les paroles qui ont du mal à s’échapper de la bouche d’Emma. Il voit bien qu’elle se donne du mal, alors il se contente d’écouter en silence. Jusqu’à cette question finale qui le fait sourire, juste un peu. « I don’t know about others, but mine is pretty great. You’d like her. She can cook a mean adobo and kalderata for days. Always complaining about how mild American spices are. » Un petit rire, presque triste. Mélancolique. « Yeah, she’s amazing. »

Il secoue doucement la tête, s’efforçant de ne pas trop s’attarder sur ses souvenirs, avant de se tourner pour ouvrir un des placards du bas. Il trouve assez rapidement une bouteille de vin à moitié entamée, et deux verres à pied pour aller avec. « Peace offering ? » fait-il écho avec un geste du menton vers la bouteille. « Should have made rum babas, would have been more appropriate. And you’re more agreeable when you’re drunk. » La blague de trop, sans doute, mais tout de même lancée avec un sourire. « Could you give Ariane her number ? She’s better than me about those things. More diplomatic. Obviously. »

Elle avait fait une croix sur sa relation avec sa mère depuis un moment et évitait donc d'aborder le sujet avec ses rares relations. Avec Monty, le problème ne se posait guère, Dieu merci. La famille de Gail était encore un mystère pour elle ─ si tant est qu'elle fut vraiment humaine, Emma n'était toujours pas convaincue que ce soit le cas. Entendre Jace évoquer sa propre mère avec tant de tendresse n'était pas aussi simple que de l'écouter lui gueuler son ressentiment au visage, réveillait une vieille jalousie qu'elle n'avait pas ressenti depuis une bonne vingtaine d'années, associée aux parents de ses camarades de classe et aux anecdotes de vacances en famille entendues en classe. Jalousie qui allait de paire avec la colère que provoquaient les réflexions, les questions sur son père, sur sa mère perpétuellement en retard, sur ses nattes de travers, sur ses yeux aussi. Elle détourna le regard, déstabilisée, et se hissa de nouveau sur le comptoir, presque effrayée que ses jambes se mettent à courir d'elle-même pour fuir loin, loin, loin et ne plus l'entendre. Elle l'avait bien cherché, cela dit, et, après tout, il ne pouvait pas savoir, pas vraiment.

« And he's not just a dickhead, he's funny too, wow. You're full of surprises » railla-t-elle avant de tendre la main en direction des verres. Oui, non, ce n'était certainement pas l'idée du siècle vu leur passé commun mais elle aurait au moins une excuse pour toutes les bêtises qu'elle n'allait pas manquer de continuer à dire. Lui proposer l'aide de Cleo, non mais quelle idiote. « Obviously » répéta-t-elle sans le regarder, un sourire moqueur aux lèvres. Elle leva les yeux une seconde, peut-être deux. Suffisamment longtemps pour savoir que ce n'était pas une bonne idée. « I just need to tell her about you first, which is definitely not gonna be a walk in the park » Et encore, le mot était faible. Expliquer toute cette stupide histoire à Monty avait été difficile, parce qu'Emma était un peu trop fière pour son propre bien et que son ex ne pouvait décemment pas reculer devant une occasion de se moquer un peu d'elle. Avec Cleo, c'était différent. C'était une amie dont l'avis comptait, une fille qu'elle enviait un peu aussi. « So, she's the good twin? Ariane? I'm not trying to start a fight » ajouta-t-elle précipitamment. Bêtement. Pourquoi poser cette question ? Parce qu'il avait décidé de lui offrir un verre et d'être vaguement agréable ? Ouais, comme si ça avait bien tourné la dernière fois.

De la soirée de noces, Jace n’a que très peu de souvenirs – okay, bon, n’a aucun souvenir. Mais il se connaît assez pour savoir que le courant avait dû passer avec Emma, le temps d’une soirée. Il n’est normalement pas du genre à coucher avec quelqu’un sans une dose préalable de flirt et de communication. Même avec ses coups d’un soir, il lui faut la petite étincelle qui fait la différence. Mais même avec cette idée hypothétique que lui et Emme s’entendaient bien, ce soir-là, il n’en reste pas le moins sous le choc qu’ils arrivent désormais… à plaisanter, plus ou moins ? A réussir à faire des blagues acerbes sans avoir envie de s’en foutre plein la gueule, du moins. « And full of party tricks, too. Want me to show you how I can lick my elbow ? » Bon, okay, un party trick – tout cela parce qu’il s’est explosé la clavicule quand il avait quatorze ans, mais elle n’a pas besoin de le savoir. Pas plus qu’il sait faire des nœuds avec les queues de cerise quand il est particulièrement bourré.

Il ne peut d’ailleurs pas s’empêcher d’éclater de rire lorsqu’Emma balance une remarque bien placée sur Ariane. Il vide son verre de vin en une seule gorgée, avant de secouer la tête. « That’s exactly what someone who wants to start a fight would say, » remarque-t-il. Non pas qu’il prenne mal cette question. Il n’aurait pas fini, avec le nombre de fois où il l’a entendue depuis l’adolescence. « Of course, she’s the good twin, she’s fucking perfect, » ne peut-il s’empêcher de railler. « She’s got the looks, the brains and the heart. I got all of the anger issues. » Un sourire, amusé, presque attendri. « People always think I’m bitter about it like, she’s so great and I’m. Me. But it would be too much pression. Can’t disappoint anyone when you’re already the family disaster. » Peut-être qu’il n’aurait pas dû finir ce verre de vin aussi vite, après tout.

Il attrape une des maniques pendues au mur, plus pour se donner quelque chose à faire qu’autre chose en sortant les muffins du four. Légèrement dorés, pas crâmés malgré ses dires d’un peu plus tôt. Parfait. « Should I ask how you manage to have a lawyer friend and yet this… » Vague geste de la main entre eux. « Still happened ? Something definitely went wrong here, just saying. »

Elle l'observa un instant, incertaine, avant de laisser échapper un rire nerveux. Reconnaître sa colère était décidément bien plus simple que de se demander comment interpréter pareille proposition. « Gross. Please don't » C'était pour le moins spécial, ce étonnant manque d'animosité. Elle avait grandi en apprenant qu'il y avait forcément un rapport de force dans toute relation, une nécessité de s'imposer pour ne pas être écrasée si compliqué que cela pouvait être parfois. Et là, rien. Juste une blague et deux imbéciles qui ne savaient plus où se mettre. Weird. Dans un nouvel élan de maturité, Emma préféra se concentrer sur le fond de son verre, qu'elle atteignit un peu trop facilement d'ailleurs, plutôt que de se demander sérieusement ce que ça pouvait bien signifier sur le long terme. Ou leur long terme à eux, plutôt. Jusqu'à ce qu'une solution apparaisse sous la forme de l'un des enfants Wood ou d'un autre miracle. Une éternité qui ne serait pas nécessairement désagréable si Jace se mettait à rire plus souvent. Emme haussa un sourcil, autant surprise par ce revirement inattendu que par sa propre réaction. Elle n'avait, certes, gardé que très peu de souvenirs cohérents de Vegas mais elle commençait à comprendre pourquoi, vaguement. « I'm not, I swear I'm not » protesta-t-elle avec empressement, ravalant cette stupide envie de sourire qui lui tordait la bouche. À croire qu'il ne lui inspirait pas uniquement des envies de meurtres, wow. Enfin, ça n'avait rien de nouveau, non, mais il était beaucoup plus simple de visualiser toutes les façons qu'elle avait de se débarrasser de lui plutôt que de penser au reste.

L'envie de sourire glissa au fur et à mesure qu'il parlait et, mal à l'aise, Emma descendit ce qui lui restait de vin pour masquer son trouble. Il n'était plus question de son père, plus verbalement, et elle ne le connaissait pas après tout ─ n'avait pas spécialement envie de le connaître non plus ─ mais Emma avait la très nette impression qu'il se cachait derrière chaque remarque dévalorisante, chaque vanne un peu sombre. Un type vraiment charmant. « Well, there's a reason we're both here, you know. Pretty things have aways been my weakness and, sure, I mean, your sister, dude, she's really pretty. And hot. But, hey, you're not that hard to look at and like I said, pretty things, weakness, all that shit, just give me the wine, it'll keep my big mouth busy » And shut up, shut up, shut up. C'était si gênant que c'en était presque douloureux ─ à moins que le vin ne soit la raison de son soudain mal de ventre. Oui, c'était probablement ça, la bouteille attendait depuis bien trop longtemps et son organisme absorbait un peu trop rapidement. Oui oui, évidemment, excellente excuse Emma.

Elle s'efforça de calmer le tic nerveux qui agitait sa cuisse, de se calmer complètement d'ailleurs. Accepter ce verre ─ et en demander un deuxième ─ n'était pas vraiment pas la bonne décision à prendre mais ce n'était pas son idée. Il aurait probablement été impoli de refuser, non ? Les prétextes fusaient déjà dans sa tête, parfaites petites excuses à se sortir à elle-même dans ses rares moments de lucidité. Il y en aurait forcément un, bientôt. Il y en avait forcément un après une jolie connerie et Emma savait très bien que c'était exactement ce qu'il était en train de se passer. Une connerie, une belle, belle connerie. « Just saying » répéta-t-elle dans une piètre imitation de la voix de Jace. La maturité, toujours. Dire qu'elle allait avoir trente ans, ha. « Cleo's my ex's little sister, lâcha-t-elle finalement, s'arrachant à la contemplation des muffins qui ne faisaient que lui rappeler que le déjeuner était déjà bien loin. I wasn't gonna call her because this... » Sa main libre fit un bête aller-retour entre eux, moqueuse. « Happened. Besides, I didn't think it'd get that complicated. Not my fault you have weird laws in America, I had no idea people could get married that easily yet couldn't get an annulment because a goddamn judge said so » C'était loin d'être la vérité et pour une raison qui lui échappait, elle trouvait ça dérangeant de lui mentir si effrontément. Elle soupira, agacée. « Truth is I wanted to deal with that on my own. And it failed, story of my life » Un ricanement mauvais lui échappa, sans prévenir, et Emma se secoua, les yeux à nouveau perdus sur les gâteaux. « You know, I've heard that you shouldn't drink on an empty stomach. So, can I have one? » demanda-t-elle avec un grand sourire innocent. Ce serait peut-être suffisant pour éponger le vin et les conneries. Peut-être, keyword.

Sur la défensive, toujours. Comme s’ils attendaient tous les deux le revers de la médaille, comme s’ils savent qu’un tel moment de répit ne peut pas durer entre eux pour plus que quelques instants. Peut-être que l’alcool n’est pas une si mauvaise idée au final, quand cela a clairement si bien marché la première fois – trop bien marché, sans doute, et là est bien le corps du problème. Alors oui certes, la question de la dispute n’est que sur le ton de la plaisanterie, mais il n’empêche que Jace n’a pas entièrement tord – elle a commencé des scènes de ménage pour beaucoup moins que ça, et lui aussi d’ailleurs.

Scène de ménage qui n’a pas lieu d’être maintenant, alors que les joues de Jace tournent au rouge tomate, une petite toux nerveuse au coin des lèvres. Le réflexe premier est de la contredire – nez trop large pour les canons de beauté américains, beaucoup trop de taches de rousseur au goût de tous, et une pilosité faciale qui n’a jamais été des plus impressionnantes. Rien de très joli dans tout cela, pour lui qui peine à se faire une place dans un monde un peu trop blanc pour lui. Blanc, comme ce vin qu’il serre généreusement, dans son verre aussi bien que dans celui d’Emma. Il prend une gorgée de plus, pour la forme. « Please, don’t call my sister hot in front of me. » Et mieux vaut ne pas commenter sur… tout le reste. Pour son propre bien. Et, apparemment, celui d’Emma.

Mieux vaut donc se concentrer sur ses muffins qui, bien que nus de toute décoration, ne semblent pas si terribles que cela. Belle couleur, odeur qui donne envie, aucune trace de brûlure. Ils ont de la gueule, même s’il leur manque clairement une touche de décoration pour faire toute la différence – et donc lui donner toutes les notifications sur instagram. En temps normal, il se contenterait de les laisser reposer avant d’en faire quelque chose. Mais s’ils ont silencieusement décidé de se siphonner une bouteille de vin à deux, mieux vaut quelque chose dans l’estomac pour compenser. Même si… qu’est-ce qui pourrait arriver de pire, se marier une deuxième fois ? « I don’t know what makes it worse, » commente-il, alors qu’il attrape une assiette assez grande pour y placer tous les muffins. « The fact that someone tolerated you long enough to date you, or that we could have been out of this shit a while ago if it weren’t for your hubris. » Regard et sourire en coin vers elle, avant d’ajouter d’un ton un peu moqueur, « Can’t believe you’re even more of a mess than I am. » Les muffins sont assez chauds pour lui faire grincer des dents, mais pas assez pour lui brûler les doigts, alors qu’il les attrape pour les poser sur l’assiette. Une fois le tout terminé, il attrape son téléphone pour prendre une poignée de photos, qui seront éditées et postées plus tard dans la soirée. « It’s far from the final product but yeah, knock yourself out. Better that than giving it to the neighbours, right ? »

Quelle idiote. Comment quelqu'un d'aussi méthodique et maniaque qu'elle au boulot pouvait être si irréfléchie et inconsciente dans sa vie privée était une question à laquelle Emma n'avait pas vraiment de réponse, pas encore. Elle avait fait plus d'une erreur avec Monty, n'avait jamais hésité à lui balancer ses quatre vérités chaque fois qu'elle en avait ressenti le besoin mais c'était différent. Elle ne risquait rien avec lui, pas vraiment. Oui, ils travaillaient ensemble et il aurait probablement pu la mettre dans une situation délicate si elle avait franchi certaines limites ─ mais elle les connaissait. Avec Jace, Emma naviguait à vue, plongée dans un brouillard ô combien irritant qui mettait ses nerfs à vif. L'agressivité dont elle faisait généralement preuve à son contact était encore le meilleur moyen qu'elle avait trouvé pour éviter les problèmes. Dans une dispute, elle savait où elle allait ─ loin, toujours plus loin, pourvu qu'ils continuent à crier et que l'un d'entre eux finisse par abandonner en claquant la porte. Une conversation à peu près normale ─ ou calme, plutôt ─ avec Jace restait un mystère pour elle. Un mystère perturbant. « You're right, sorry, should say that to her face. Maybe I'll get to stay in the family and keep the name when this is over » La blague n'était pas particulièrement drôle mais le voir dans l'embarras la remplissait de joie et elle n'aurait refusé pour rien au monde l'occasion d'en remettre une couche. La surenchère, voilà qui restait une constante dans leur semblant de relation, et il n'était pas vraiment en reste. « You're a dick » lâcha-t-elle, clairement moins amusée par sa petite analyse. Elle avait entendu bien pire pourtant, la réflexion n'aurait pas dû la déranger, d'autant plus qu'il n'avait pas tout à fait tort. Elle s'était déjà demandée, et ce à plusieurs reprises, comment Monty avait pu supporter deux ans à ses côtés. Évidemment, leur histoire n'avait pas été particulièrement harmonieuse et lui non plus n'était pas un cadeau, quoi qu'il en pense, mais ─ oui, elle était vaguement vexée. Vaguement seulement. Il ne s'agissait pas de donner plus d'importance à ce crétin qu'il n'en avait déjà.

Elle quitta le confort tout relatif du comptoir pour attraper un muffin, non sans bousculer légèrement Jace au passage. La maturité, toujours. « You can do whatever you want with your bloody muffins, keep them, give them to the neighbours, it's not my problem » Elle s'arrêta, réalisant qu'il y avait plus d'une interprétation à tout ça. Une fois de plus, son verre fut vidé d'une traite et elle le reposa, un rien trop brutalement. « Both figuratively and literally, actually. I can give you my schedule if you need some privacy, I don't mind, as long as you keep them away from my bed » Le vin lui donnait un peu trop d'aplomb. Pas suffisamment, toutefois, pour qu'elle ignore son instinct qui lui hurlait, for some reasons, que ce n'était pas une bonne idée. Encore une, great. « Seems highly unfair, don't you think, that you'd have to, what was it again? Tolerate me, right? Without getting the best part of it. Not that it's what kept Monty around but at least it made all the fighting interesting » Mordre rageusement dans son muffin ne la calma pas vraiment. Pas du tout, en fait.

L’insulte sort tellement naturellement de la part d’Emma que Jace ne peut s’empêcher de rire un peu. Ce n’est rien qu’il n’a pas déjà entendu un million de fois, et qu’il continuera d’entendre dans le futur. Rien de plus qu’un fait, à ce point. Jace est habitué à bien pire, et bien plus raciste de la part de certains. Et avec beaucoup plus de furie de la part d’Emma en temps normal, même si elle ne semble pas être aussi amusée qu’il l’est. Ah. Rome ne s’est pas construite en un jour après tout, et Jace ne s’attend pas à ce qu’une conversation civile et une bouteille de vin permettent de changer leur relation du jour au lendemain. Ariane aime à lui rappeler que toute relation demande de l’effort, après tout, et elle semble avoir raison.

L’idée de reprendre sa confection de la crème au beurre, juste pour irriter Emma, lui passer par l’esprit – trop d’effort juste pour lui taper sur les nerfs, il ne s’en sent plus vraiment la force maintenant que l’adrénaline de leur dispute est retombée comme un soufflé au fromage. Il préférerait aller s’installer dans le canapé et trouver quelque chose à regarder sans prise de tête. Ou enchainer sur une conversation pleine de sous-entendus, si les paroles suivantes d’Emma annoncent la couleur. Il lève un sourcil, surpris par ce retournement de situation aussi soudain qu’inattendu. « In your bed ? » demande-t-il, juste une confirmation. Déjà qu’il ne fait pas grand-chose dans son propre lit – sa définition de la fidélité semble aller un peu trop loin, mais il se voit mal ramener des conquêtes d’un soir pour se retrouver dans une situation plus que compromettante à devoir expliquer la situation. Déjà qu’ils doivent porter leurs putains d’alliances pour faire plaisir à ce juge trop zélé, et l’éclat d’argent à son doigt suffit souvent à faire fuir toute personne potentiellement intéressée.

De leur nuit à Vegas, Jace n’a que de vagues fragments de souvenir – un flash de couleurs, une émotion, un sourire. Parfois, il se demande comment le tout s’est passé, qui a fait la proposition, ce qui les a amenés là. Parfois, il se demande comment il ferait, s’il se souvenait du corps d’Emma contre le sien, le goût de ses lèvres, le bruit de ses soupires. Il n’est qu’un homme après tout, et le besoin de remplir les blancs de sa mémoire se font parfois beaucoup plu vocaux que son irritation envers Emma. « Well, if you’re asking… » Il s’approche doucement d’elle, une main posée sur le comptoir juste à côté de sa jambe, assez prêt sans pour autant l’empêcher de s’enfuir si elle en éprouve le besoin. Ce qui serait triste, tout de même. Ils commencent à peine à s’amuser. « Pretty sure it would be more tolerable for all parties involved. Could be fun, even. Interesting. »

Le problème de perpétuellement verser dans la provocation, c'est qu'on finissait toujours par tomber sur un adversaire tout aussi déterminé, sinon plus, à aller encore plus loin. Jace, en l'occurence. À croire que l'idée de laisser le dernier mot à Emma lui était encore plus insupportable que toute cette stupide situation et c'était un problème ─ un autre, ils étaient nombreux avec lui, plus ou moins importants selon les jours. « No one's going anywhere near my bed without me » Parce que c'était son lit, parce qu'elle ne partageait pas ses affaires, parce qu'elle ne laissait personne s'en approcher surtout. Si Emma avait un faible pour les jolies choses, qu'elles fussent sur un cintre, seules dans un bar ou derrière une vitrine sécurisée, elle possédait, en revanche, peu d'effets personnels. Une douzaine de lettres, une photo de sa mère peut-être, celle d'une échographie vieille de dix ans maintenant, quelques bijoux offerts par Gail et, évidemment, le kit de survie en cas d'urgence ─ de fuite à l'autre bout du monde surtout ─ qui la suivait partout depuis des années. Un passeport offert par Gail et une liasse de billets enfouis dans un sac qui n'avait pas vu la lumière du jour depuis un moment, pas vraiment le genre de choses qu'Emma voulait que Jace découvre. Elle se demanda un instant ce qu'il pourrait bien penser et dire si par malheur il tombait là-dessus. Non, ça n'arriverait pas. Rien n'arriverait. Trop risqué, trop compliqué. Et pourtant l'idée était là, installée dans un coin de sa tête, certainement inspirée par le vin, par sa présence aussi. Jace dans sa chambre, Jace dans son lit. Fantasme plus que souvenir puisque de Vegas, elle n'en avait pas guère, pas d'assez précis pour satisfaire sa curiosité du moins. Aussi douée qu'elle était pour le mensonge et le déni, Emma ne l'était toutefois pas suffisamment pour nier que la question ne lui avait pas traversé l'esprit une ou deux fois. Ou cinq mais personne n'était là pour compter, sinon sa propre conscience, laquelle prenait tour à tour des airs de Gail ou de Monty ou des deux. Elle avait besoin de nouveaux amis. Et de s'envoyer en l'air. Deux problèmes qui nécessitaient deux solutions bien différentes quand on désirait éviter les emmerdes, ce qui, malgré les apparences, était le cas d'Emma, la plupart du temps.

« Who's asking? I'm not- » Le reste d'une vague protestation resta coincée dans sa gorge à l'approche de Jace. Lui hurler des horreurs depuis l'autre bout de la pièce, si distrayant que ce fut, était décidément bien plus facile que de se retrouver presque nez à nez avec lui. Se retrouver sans grande marche de manœuvre n'était pas une sensation inconnue, au contraire. Emma avait fini au pied du mur bien plus souvent qu'elle ne voulait l'admettre. Non, ce qui la déstabilisait, c'était le peu d'envie de s'en sortir qu'elle ressentait. Savoir quand prendre la fuite était une évidence, le faire, une habitude chez elle, presque un sixième sens. Qu'elle n'ait pas envie de s'éclipser quand tout, du simple fait qu'il lui bloquait presque le passage jusqu'à sa proximité, son visage si près qu'elle aurait pu compter ses tâches de rousseur en avançant un peu plus, quand tout ça aurait dû la précipiter à toutes jambes vers la porte, cela relevait du miracle. Ou d'un vrai, gros problème qui aurait mérité calme et réflexion. Bien plus, donc, que ce qu'Emma était prête à lui accorder. « All parties involved? Wow, you suck at flirting » La provocation, encore et toujours. Familière, rassurante, bien plus que le joyeux bordel de questions et d'hypothèses que générait la main posée si près de sa cuisse et qu'Emma ne parvenait pas vraiment à faire taire. « Guess it's a good thing we're already married, right? No need to put any effort into this » Est-ce que ça l'intéressait, de toute manière ? Pas vraiment. Si ? « But then again, you really charmed your way into my pants with all the compliments earlier, I honestly don't know why I haven't jumped you yet » ironisa-t-elle, trop fière pour concéder qu'elle se fichait bien à présent qu'il lui offre des fleurs ou la traite de chieuse ingrate.

Le problème, lorsque l’on joue avec le feu, c’est que l’on finit toujours par se bruler. It is the east, and Emma is the sun. Et lui, putain d’Icare à s’approcher trop près jusqu’à s’en cramer les ailes et périr. Les métaphores filées ne sont certes pas son truc, pas plus que les bonnes idées bien rationnelles. Parce que tout en Jace lui crie que ce qu’il est en train de faire est une Très Mauvais, Absolument Affreuse, Pas Bonne Idée Du Tout, mais est-ce que cela l’arrête pour autant ? Pas lorsqu’il se met moins à penser avec son cerveau et plus avec ce qu’il a entre les jambes, c’est certain. « Your bed, my bed… This kitchen counter… Doesn’t matter much, really. » Romantique ? Toujours.

Et de s’approcher, plus proche, plus proche, toujours plus proche. Trop proche, peut-être, quand il peut remarquer chaque grain de beauté sur sa peau lisse, quand il peut sentir son souffle contre son visage. Dernières tentatives désespérée de sa conscience qui lui hurle d’arrêter son petit manège, et qui se retrouve évidemment ignorée. « And yet you married me, » répond-il, avec ces faux-semblants de mec qui sait ce qu’il vaut, quand elle se moque ouvertement de lui. « I can put effort if you want. What are we talking about. Flower, chocolate ? Can even cook for you, babe. Fine restaurants are overdone anyway… » Et s’approcher un peu plus, lorsqu’elle ne résiste pas. Pas avec les gestes, en tous cas – comme si elle continuait de lui bouffer la gueule en guise de préliminaires, tiens. Non pas que cela dérange Jace. Il ne saurait pas quoi faire, si elle perdait soudainement son venin. Alors il se place devant elle et passe ses mains sous les genoux d’Emma, tirant d’un coup sec pour l’amener plus près du rebord. Plus près de lui. « Yet, » répète-il doucement, un sourire carnassier s’affichant sur ses lèvres, un peu en coin, n’annonçant que des bonnes choses. « But you’ll see, babe. This time when the neighbours call the cops, it’ll be an entire different kind of screaming. » Classe, vraiment. Y’a pas à dire.

Le danger, Emma connaissait, maîtrisait même, jusqu'à un certain point. Connaître les risques d'un job permettait de les contrôler ou, en tout cas, de les anticiper. Avec Jace, elle n'anticipait rien, ne maîtrisait rien non plus. Toute cette histoire était une preuve vivante de son manque total de contrôle en ce qui le concernait et si Emma n'était pas très fière de ce flagrant étalage de ses faiblesses, elle n'avait pas particulièrement envie de freiner quoi que ce soit, question d'honneur. Et peut-être qu'elle avait envie d'aller un peu plus loin dans ce jeu stupide de la surenchère. De voir où il s'arrêterait, de le laisser continuer. Seulement ça, personne n'avait à le savoir et elle n'avait même pas besoin de se l'avouer, il suffisait de laisser Jace dévaler la pente glissante sur laquelle il s'était engagé, l'entraînant avec elle. Il serait toujours possible plus tard de mettre ça sur le compte de sa fierté, de son irrépressible besoin d'avoir le dernier mot. Dieu que le déni était doux. « Very romantic » se moqua-t-elle plutôt que d'admettre qu'il n'avait pas tout à fait tort. Laisser son esprit de contradiction lui dicter sa conduite jusqu'au bout, un autre charmant trait de sa personnalité.

Nul besoin d'être fin psychologue pour comprendre qu'elle était tout à fait d'accord avec ce qu'elle entendait. Beaucoup trop pour son propre bien. Tout ça finirait mal, elle le savait mais elle ne parvenait pas à s'en soucier, bien trop préoccupée qu'elle était par le peu de centimètres qui les séparaient et cette envie tenace de régler cet irritant problème de distance. « I had no idea we were on stupid petnames basis » lâcha-t-elle, les yeux glissant par mégarde jusqu'à sa bouche. Emma releva le nez pour trouver son regard lorsqu'il l'attira à lui, plus vif qu'elle ne l'aurait cru. Ce n'était pas sensé lui plaire ─ il n'était pas sensé lui plaire mais elle noua ses jambes autour de ses hanches, la main droite déjà perdue dans un tee-shirt qu'elle aurait pris probablement un peu trop de plaisir à enlever. « Less talking, more doing. Preferably more doing me, if you don't mind. Like, now » Autoritaire, Emma ? Jamais. Frustrée, en revanche, c'était une autre histoire. C'était le vin, la fatigue, la solitude, les disputes incessantes, les régulières envies de le gifler ─ et de l'embrasser, si elle était un peu honnête, ce qu'elle n'était évidemment pas ─ tout ça mêlé en un merveilleux bordel qui bouillait depuis quelques semaines. La frustration, Emma ne connaissait pas, ne maîtrisait pas non plus. Elle prenait ce qu'elle convoitait, se lassait assez vite lorsqu'elle ne le pouvait pas et tournait la page sans trop de difficultés. Jace était manifestement l'exception. Une foutue exception particulièrement emmerdante. Une exception qu'elle ne cherchait absolument pas à rectifier.

Jace doit bien l’admettre, leurs activités du moment lui sont bien plus familières que tout le reste, que d’essayer de naviguer les eaux troubles de leur mariage. Le sexe, les relations tout ce qu’il y a de plus physique, il connaît. Il sait comment ça marche. Son corps sait comment ça marche, ce qui est plus important encore. Pas besoin de se poser de question, pas besoin d’y réfléchir à deux fois. Tout se fait naturellement, pas instinct. Par habitude. Ce qui explique l’usage abusif des petits surnoms d’ailleurs – la langue de Jace se délie quand son sang vient se concentrer dans son pantalon. Pas vraiment le temps de penser à ça non plus, de se demander pourquoi ça lui vient avec une simplicité maladive. Non, tout cela, ça sera pour plus tard, pour après. Pour les remords qui vient quand l’adrénaline retombe.

« Anyone ever told you how pushy you are ? » ne peut-il s’empêcher de se moquer. Il tire un peu plus sur les jambes d’Emma, pour la rapprocher de lui jusqu’à ce que leurs corps soient collés l’un à l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de doute sur le doute qu’elle lui fait. Mais Jace est un animal de contradictions, et il ne fait jamais ce qu’on lui demande. Ce qu’elle veut de lui. Et autant il aimera bien, la prendre la contre le plan de cuisine sans y penser à deux fois… Autant il se dit que de jouer avec ses nerfs n’en sera que d’autant plus amusant. Alors il se penche en avant, juste assez pour que ses lèvres frôlent le cou d’Emma sans pour autant toucher sa peau. Ses mains remontent un peu, des genoux aux cuisses, à peine plus qu’une caresse. « Have you been thinking about it ? That night together. » Il bouge doucement son visage pour venir lui chuchoter à l’oreille. Près, tellement près, sans jamais briser la distance entre eux. « I know I have. »

Elle prenait un peu trop goût à tout ça, cette lutte constante et pourtant bien plus légère qu'à l'ordinaire, plus excitante aussi. Emma avait beau être émotionellement instable et sans doute toute aussi immature, elle était cependant remarquablement douée pour reconnaître ses désirs. Elle n'aurait pas pu prétendre qu'elle n'avait pas envie de lui, même si elle l'avait voulu. Qu'il lui complique la tâche n'était d'ailleurs pas pour lui déplaire, au contraire. « What can I say, I know what I want and I do whatever it takes to get it » Understatement of the century. Monty aurait probablement apprécié la blague. Ceci dit le moment était peut-être un peu mal choisi pour penser à son partenaire.

Toute pensée à propos de Monty ou, vraiment, de qui que ce soit d'autre quitta son esprit lorsque Jace reposa les mains sur elle, l'attirant définitivement à lui dans un élan brusque qui la pertuba bien plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Elle noua ses jambes autour de ses hanches, scellant un rapprochement qui se faisait bien trop attendre. Il y prenait un peu trop de plaisir d'ailleurs, à la faire attendre, à lui refuser ce qu'elle avait si explicitement demandé. Ses mains, bien trop légères, lui arrachèrent néanmoins un frisson, glissant sur son jean avec une délicatesse exaspérante. « If you keep talking, I swear to God, I'm gonna kill you and take care of myself on my own » Pas que l'idée était déplaisante en soi, au contraire, mais il y avait quelque chose de profondément exaspérant dans ce murmure, cette bouche si loin de la sienne. Plus encore que dans les insultes bas de gamme qu'ils se balançaient d'habitude. Elle aurait dû se réjouir pourtant, presque se féliciter que son charmant mari en arrive à pareil aveu mais tout ce qu'Emma était capable de voir, c'était ce jeu malsain, cette recherche absolue du dernier mot. Garder la main, toujours. En l'occurence, elle n'avait plus vraiment le contrôle de la situation, ce qui en disait assez long sur l'effet qu'avait Jace sur elle. « C'mon, stop teasing » Sa tête roula néanmoins sur le côté, lui offrant meilleur accès à son cou. « Besides, I honestly don't remember much from Vegas so there's not much to think about. You should refresh my memory. Or, you know, help me make new ones »Elle ne suppliait pas. Pas vraiment. Pas encore, plutôt.