too many things to solve Ω Anna

Quelque chose martèle à l'intérieur de son crâne. Sans doute parce qu'il n'a quasiment pas dormi de la nuit, tout perturbé qu'il était par un nombre assez impressionnant de choses, et par sa conscience, aussi, qui commence à peser lourd mine de rien. Andrea finit par s'arracher du lit dans lequel il est lourdement enfoncé - et file vers la cuisine, la tête en vrac. En caleçon, avec un t-shirt sur le dos, il cherche désespérément le chemin de la cafetière - mais au lieu de ça, c'est sur... Wes, qu'il tombe. Il retient difficilement une grimace sceptique - il ne peut pas non plus faire semblant d'être aimable à toute heure de la journée. L'armoire à glace qui sert d'ex-mari et visiblement de one night stand occasionnel à sa meilleure amie mesure à peu près une tête de plus que lui - et est toujours un peu impressionnant. Andrea soupire, le salue tout de même, histoire d'être aimable - parce qu'il sait quand même répéter les bases de l'éducation inculquée par ses parents, qui n'ont donc tout de même pas tout raté en ce qui le concerne - et lui propose un café. Anna ne tarde pas à passer la porte, et il lui sert tout aussi naturellement une dose d'énergie. S'ensuivent quelques minutes absolument silencieuses et tout à fait détestablement gênantes, avant que Wes ne se décide - enfin ? - à quitter l'appartement.

Andrea laisse le silence se prolonger de quelques secondes, mais il ne tient pas plus longtemps - et puis il est de toute façon persuadé qu'Anna aurait fini par lancer une phrase au hasard pour dédramatiser la situation. « Encore lui ? », il finit par demander, parce qu'il ne sait pas vraiment comment lancer la conversation autrement. Et que c'est quand même son rôle de meilleur ami de ne pas prétendre qu'il n'a rien vu et que rien ne s'est passé. « T'es sûre que c'est une bonne idée ? » Oh, il regrette immédiatement d'avoir posé la question, c'est certain. Elle va forcément l'envoyer bouler. Et puis de toute façon, il n'a pas le droit de la juger - et il ne se permettrait pas de le faire, d'ailleurs. Il pose la question parce qu'il est réellement inquiet pour son ami. Mais lui, lui il s'est envoyé en l'air avec Chris Forbes à son anniversaire - et il a décidé qu'il fallait qu'il en parle, aussi. Qu'il vide son sac. En parler à Anna l'aidera forcément à atténuer les angoisses qui lui grignotent l'estomac. « Je demande pas ça pour être dédaigneux, c'est juste que ça pourrait... m'inquiéter ? »

Il y avait une règle implicite dans ce petit arrangement bancal qu'elle entretenait avec son ex-mari. Ne pas en parler, ni avant, ni pendant, ni après. Surtout pas après. Elle ne le laissait passer la nuit dans son appartement que par crainte qu'il ne lui arrive quelque chose sur le chemin du retour ─ which, ok, wasn't that good of a lie, mais Anna était plutôt douée pour se voiler la face lorsqu'il s'agissait de situations un peu trop délicates pour être démêlées sans faire de dégats. Sa vie à l'heure actuelle lui convenait parfaitement telle qu'elle était et il était hors de question d'en bousculer le fragile équilibre, merci beaucoup. Wes et elle ne parlaient donc pas, pas vraiment, parce que discuter apporterait un semblant de conséquences bien trop réelles à cet encore sans fin, douce parenthèse sans issue mais qu'elle refusait de refermer. Il avait quitté sa chambre sans un bruit, sans un mot non plus et elle l'avait suivi, une fois certaine d'être décente, certaine que ni Andrea ni Alex n'apprécieraient de la croiser à moitié nue au petit matin. Pudique, Anna ne l'était guère mais elle était suffisamment bien élevée pour respecter ses colocataires, même quand ces derniers ne se donnaient pas la même peine ─ du moins, dans le cas d'Alex mais il était trop tôt pour songer à la montagne de vaisselle qui l'attendait certainement dans l'évier ou au monstrueux bordel qu'il ne manquait jamais de laisser dans la salle de bains depuis qu'il s'était installé. Au lieu de ça, elle s'étira, enfila sa robe de chambre de satin rose et gagna la cuisine, où elle eut la surprise de découvrir Andrea, parfaite hôte du moment, en pleine préparation du café matinal. Elle haussa un sourcil devant la tasse fumante qui se trouvait dans la main de Wes, ce dernier évitant clairement son regard, réaction typique de ses rares interactions avec son meilleur ami. Il n'en parlait pas ─ puisqu'ils ne parlaient pas, ne parlaient plus vraiment depuis des années ─ mais Anna avait deviné qu'il n'était pas très à l'aise en présence d'Andrea. L'idée la faisait toujours beaucoup rire mais, cette fois, elle préféra s'abstenir, se contentant d'accepter le café avec un sourire moqueur.

Comme à son habitude, Wes finit par s'effacer, non sans un baiser sur sa joue et une main sur sa hanche. Les vieilles habitudes ont la vie dure et le voir partir lui faisait toujours le même effet, mélange d'amertume et de crainte de ne jamais le voir rentrer. Elle pouvait presque l'entendre rire tout bas et lui rappeler qu'il s'agissait des risques du métier. Quel imbécile. Perdue dans ses pensées, le nez juste au-dessus de sa tasse, elle en avait presque oublié Andrea qui, manifestement, n'était pas très ravi d'avoir trouvé son ex-mari dans leur cuisine. Anna haussa un sourcil, un rien agacée, pas vraiment attendrie par sa tentative de se rattraper. « Il me semble que je suis une grande fille, Andrea, non ? Si je voulais entendre quelqu'un juger mes fréquentations, j'appellerais ma mère. Ou la tienne peut-être » Harsh, un peu trop peut-être mais il aurait dû réfléchir un peu plus avant d'ouvrir la bouche. On ne lui renvoyait pas ses mauvaises décisions en plein visage avant qu'elle ait terminé sa première tasse de café du jour. Anna soupira avant de reposer sa tasse sur le plan de travail, croisant les bras. « Je ne voulais pas être aussi, je sais pas, brutale. Mais tu n'as pas de raison de t'inquièter, ok ? Je suis une adulte, Wes aussi, et on a déjà touché le fond. Je doute qu'on puisse faire pire. Et c'est confortable, tu sais ? D'avoir quelqu'un qui te connaît, je sais pas, c'est... agréable » Et rassurant. Et simple, si simple. Elle se redressa, offrant cette fois un sourire à son meilleur ami, en un genre d'excuses informulées. Demander pardon n'était pas vraiment le fort d'Anna, loin de là.

La maigre tentative d'Andrea pour rattraper la phrase accusatrice lancée quelques secondes plus tôt tombe à l'eau, et il ne se heurte qu'à une réponse cinglante de sa meilleure amie qui apprécie peu ses inquiétudes, visiblement. Il grimace en entendant sa réplique et hausse une épaule, fourrant son nez dans sa propre tasse de café pour cacher son égo blessé dans les effluves de fumée. Il ne juge pas les fréquentations d'Anna, en réalité. Il ne trouve ni bien ni mal qu'elle s'envoie en l'air avec son ex-mari si elle en a envie - et pourtant, Andrea a toujours son mot à dire quand il s'agit de bien et de mal. Il est juste inquiété par la tournure potentielle des événements, par une énième déception, par d'éventuels sentiments qui pourraient renaître de leurs cendres - littéralement. C'est sans doute lié au fait que lui même est terrorisé à l'idée de souffrir encore - pour une raison ou une autre. Des parents qu'on abandonne, une famille démissionnaire, un amour déçu. Tout revient au même finalement. Il se souvient des quelques mois qui ont suivi sa valeureuse décision de quitter le nid familial, il se rappelle de la douleur, de la peur, de la peine. Et il ne souhaite ça à personne - pas même à son pire ennemi. Alors Anna ? Non, définitivement pas. Pas encore.

« Je ne juge pas tes fréquentations », il finit par répliquer, quand elle s'adoucit légèrement - rien d'exubérant, une phrase d'excuses à peine murmurée, un sourire léger qu'elle esquisse. « Si ça te rend heureuse de le voir de temps en temps, ce n'est pas mes affaires », il précise, maladroit, sans doute. C'est un peu ses affaires quand même - mais il n'est pas l'heure de faire le fanfaron, pas après l'avoir agacée aussi rapidement après l'heure du réveil. « Et ce n'est pas parce que tu es une adulte que je n'ai pas besoin de m'inquiéter. Tu t'inquiètes, toi, non ? Moi aussi, c'est pareil. Et me demander d'arrêter de m'inquiéter, ça ne fonctionne pas », il réplique, plus doux, en s'armant d'un sourire comme il retrace le bord de sa tasse du bout des doigts. « Mais si ce n'est qu'agréable et confortable, alors, je me contenterai de supporter nos petites entrevues silencieuses autour de la machine à café. Après tout, je n'en suis pas à mon coup d'essai de moments gênants ». Il a une réputation à tenir, après tout, et il faut dire qu'en la matière, il est plutôt excellent pour tout ce qui concerne mettre les gens mal à l'aise.

Se dispuster avec Andrea ne faisait pas partie du planning de la journée, ne faisait partie d'aucun planning à la réflexion. Ses amis, ses vrais amis, se comptaient sur une seule main et elle n'avait pas spécialement envie d'en perdre un. Surtout Andrea. Andrea qui était entré dans sa vie à un moment si critique, Andrea qui avait toujours été, tout en discrétion et, il était vrai, tout en maladresse parfois. Comme aujourd'hui, sans doute. Elle aurait probablement accepté plus facilement ses inquiétudes si le timing avait été meilleur mais, à la réflexion, il lui fallait certainement s'estimer heureuse qu'il ait attendu le départ de Wes pour lui balancer tout ça. Elle leva les yeux au ciel, ravalant la réplique acerbe qui menaçait de relancer le débat. Non, vraiment, elle n'avait pas envie d'avoir une grande discussion sur ce désastre qu'était sa vie amoureuse à l'heure actuelle. Pas si tôt, pas avant que le café l'ait suffisamment réveillée, pas tant qu'une douche n'aurait pas effacé les marques de la nuit dernière. C'était apparemment trop en demander à son meilleur ami qui semblait ressentir le besoin de s'expliquer. Anna haussa un sourcil, luttant cette fois contre l'envie de sourire, un rien attendrie. Il savait y faire, consciemment ou non, les pratiquait, elle et ses sautes d'humeur, depuis un moment. Assez longtemps pour savoir exactement quoi dire. « Je sais que ça ne fonctionne pas comme ça » Ça se saurait, d'ailleurs, s'il suffisait de quelques mots pour arrêter Andrea. « Juste... tu sais que c'est compliqué ? Ce que les gens disent. Pas les gens dans la rue ou dans la presse, juste, les gens qui comptent ? Toi, Alex, Chris... J'ai pas assez d'amis pour me permettre de me foutre de leur avis mais Wes, c'est, je sais pas, compliqué ? » Elle se tut, soupira avant de se frotter le nez en un geste maladroit, presque enfantin, réflexe qui remontait à une époque révolue où elle acceptait encore de reconnaître qu'elle pouvait avoir tort. « Attends, comment ça, pas à ton coup d'essai ? On est toujours en train de parler de mon ex ou tu as des choses à m'avouer ? » La perspective d'entendre des potins l'avait curieusement adoucie, à croire qu'imaginer son meilleur ami dans l'embarras, peu importait la situation, pouvait lui faire oublier la pire indélicatesse.

Il sait que c'est compliqué, oui. Evidemment, il n'a jamais vécu cette situation, parce qu'il n'a jamais été marié, parce qu'il n'a jamais ramené personne ici juste pour une nuit. Il ne connait pas grand chose à ces codes là, aux relations en général - il ne sait même pas vers qui il est attiré, pour ce que ça vaut. Une chose est sûre, la dernière personne à lui avoir fait de l'effet, c'est Forbes. Mais peu importe, tout ça pour dire que non, il ne sait pas exactement ce qu'elle ressent parce qu'il ne l'a pas vécu directement. Mais il s'en doute. Il n'a jamais prétendu que c'était aussi facile à faire qu'à dire - au contraire. Il essaye juste de l'aider, à sa manière complètement indélicate et, visiblement, inefficace. « Oui, je sais que c'est difficile. Mais je ne juge pas, et tu peux m'en parler, c'est promis. » Il hausse une épaule en terminant son café d'une traite. Evidemment qu'il est inquiet. Et puis, Wes est étrange, parfois, assez muet. Il trouve ça bizarre d'en arriver au point de non retour avec quelqu'un - le divorce, donc - et de finalement se réfugier dans les bras de cette personne. Et même si quelque part, ça a sans doute du sens, lui n'a pas envie que son amie ne commette une erreur qui pourrait la faire souffrir à nouveau. Cela dit, Andrea n'a pas envie de mourir ce matin, alors il se contente d'hausser vaguement le épaules et de la laisser changer de sujet comme si de rien n'était. « Come on, tu sais bien que je suis le roi des moments embarrassés, surtout quand il s'agit de faire la conversation à des gens à peine rhabillés le matin », il lâche, pour détourner l'attention de ses joues qui viennent de prendre une teinte un peu plus rouge. Il sait qu'il faut qu'il lui dise. Qu'il vide enfin son sac, qu'il se confie à elle une bonne fois pour toute puis qu'il n'en reparle plus jamais. Mais il n'arrive pas à ce que les mots passent ses lèvres - c'est tellement angoissant. « Cela dit... », il finit par murmurer, en s'appuyant légèrement sur le plan de travail. « Je crois que j'ai fait une connerie, puisqu'on en parle... Pas une connerie grave, hein, mais... » Il soupire et se retourne pour attraper une brique de jus de fruit dans le frigidaire. A vrai dire, il n'avait jamais qualifié sa nuit avec Christopher de connerie avant ce matin. Et ça lui fait tout drôle.

Elle n'aurait probablement pas si mal pris la sollicitude d'Andrea si le timing avait été un rien plus réfléchi. Lui sauter dessus au petit matin, avec des questions qu'auraient pu lui poser sa mère n'était clairement pas une bonne idée mais la situation le perturbait certainement quelque peu. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Il avait fait la connaissance de Wes entre deux cartons et une dispute, avait d'abord appris le mauvais avant d'entendre le bon. Il avait été le témoin privilégié des rares larmes qu'Anna avait sacrifié sur l'autel de son mariage, l'oreille attentive de ses tirades irritées, l'épaule contre laquelle elle s'était effondrée lorsque Wes lui avait fait parvenir les papiers. Andrea avait été là quand tout s'était effondré et elle ne pouvait vraiment pas le blâmer de craindre que ça recommence. Retomber dans les bras de son ex-mari n'était pas vraiment une décision préméditée et si elle évitait soigneusement d'y penser, se retrouver confrontée à cette pathétique réalité au saut du lit n'était pas spécialement agréable. « Je sais. Une autre fois, d'accord ? Quand je serai vraiment réveillée » La plaisanterie tomba à plat et elle préféra s'occuper de son café plutôt que de continuer à tenter de sourire bêtement. Non, vraiment, ce n'était pas le moment, même si l'ambiance s'était considérablement détendue. Elle haussa un sourcil moqueur devant les explications maladroites d'Andrea, se mordant la joue pour éviter d'éclater franchement de rire en l'imagineant saluer Wesley au petit matin la première fois. Il y avait bien pire spectacle sur lequel poser les yeux first thing in the morning mais après tout, tous les goûts étaient dans la nature. Et, à la réflexion, elle n'avait aucune idée de ce qui plaisait à Andrea, pas vraiment. Elle était curieuse, évidemment, mais ça ne regardait que lui. Anna adorait le taquiner mais même elle avait ses limites. Des limites qu'Andrea semblait prêt à franchir. « Une connerie ? » répéta la jeune femme, sans comprendre. Elle cligna des yeux plusieurs fois, fronçant les sourcils, avant de poser sa tasse et de croiser les bras, en pleine réflexion. « Ok, attends, je suis pas sûre de voir le lien entre Wes et faire une con- oh » Un sourire lumineux étira son visage. « Andrea, you little slut » ricana-t-elle avant de s'approcher de son meilleur ami, sa tasse oubliée derrière elle. C'était forcément ça, non ? Il avait eu une aventure. C'était forcément ça. Personne ne passait ainsi du coq ─ ha, ha, ha ─ à l'âne comme ça, il y avait une logique derrière. Du moins chez la plupart du temps et elle aimait à penser qu'elle connaissait suffisamment Andrea pour savoir que c'était le cas pour lui. « Qui c'est ? Et n'essayes pas de changer de sujet. Sauf si je me suis trompée et dans ce cas-là, dis-moi tout, qu'est-ce qu'on fait du corps ? » D'accord, ça non plus, ce n'était pas du grand art en matière d'humour mais il était un peu trop tôt pour qu'elle soit au top de sa forme de toute manière.

Andrea décide donc de laisser sa meilleure amie tranquille pour l'instant et acquiesce à sa demande. Lui aussi, parfois, a besoin de quelques semaines avant de réussir à verbaliser un sujet compliqué - la preuve en est de ses exploits avec Chris qui se sont produits aux alentours de son anniversaire, il y a plusieurs mois de ça maintenant. Et jusqu'à présent, il lui a semblé qu'il valait mieux garder le secret, ce d'autant qu'il ne savait pas trop comment le formaliser. Pourquoi est-ce qu'aujourd'hui est une bonne journée pour s'ouvrir ? Il n'en sait trop rien. La seule chose qu'il sait avec certitude, c'est que le secret pèse désormais trop lourd, et que surtout, il a besoin de l'analyser. De savoir ce que son amie en pense pour savoir ce que lui, en pense. C'est idiot, sans doute, mais c'est comme ça qu'Andrea fonctionne avec ses propres ressentis - il a besoin de les partager pour voir s'ils sont normaux. A l'inverse de tout le reste dans sa vie, à commencer par ses parents, son humeur, sa stabilité émotionnelle et tout ce qui va avec et qui fait de lui un garçon légèrement instable. « Hey, calm down », il réplique en levant un peu les yeux au ciel quand elle le traite de slut. Il tient quand même à sa réputation. « Le corps est dans la baignoire. J'avais songé à l'enterrer dans un parc quelconque de Staten Island, mais ensuite je me suis rappelé qu'il y avait sans doute tout un tas de caméras de surveillance et que donc je risquais gros, alors j'attends tes meilleures idées pour m'en débarrasser. » Il ricane un peu et secoue la tête, prenant une inspiration en même temps qu'il se sert un verre d'eau. Il est toujours beaucoup plus facile de ricaner et de faire des blagues que d'aborder le vrai problème. « Christopher », il finit par murmurer en baissant les yeux pour fixer ses mains. « Celui avec lequel j'ai couché, pas celui que j'ai tué et stocké dans la baignoire », il ajoute en grimaçant un peu comme il relève les yeux pour aviser la réaction de sa meilleure amie. « Le soir de nos anniversaires ». Voilà, tout est dit. Elle va sans doute râler d'être informée si tard - mais ce n'est pas grave. Parce qu'elle va comprendre assez facilement qu'il ne s'agit pas juste d'un coup d'un soir hasardeux, il s'agit des révélations, de la reconnaissance de choses plus importantes que ça, d'un état d'esprit. Et surtout, mine de rien, cela explique pas mal de choses. Et maintenant que les mots ont passé ses lèvres, immédiatement, il se sent... mieux. Plus léger. Libéré d'un poids.

La perspective que son meilleur ami se soit ─ enfin ! ─ envoyé en l'air n'aurait sans doute pas dû la ravir à ce point mais Anna avait toujours été très investie lorsqu'il s'agissait d'Andrea. Un peu trop au goût de certains mais l'opinion des gens n'avait pas d'importance, seule celle des proches comptait réellement. Et, d'accord, peut-être qu'elle se mêlait un peu trop souvent de ce qui ne la regardait mais il l'avait connue dans l'un des pires moments de sa vie, pouvait-elle vraiment avoir encore honte de quoi que ce soit face à lui ? Elle laissa échapper un ricanement bruyant devant la fausse explication si froide et détaillée qu'il lui offrit. Des mômes, ils n'étaient rien de plus que des gamins insolents ensemble. Insupportables, vraiment. « Il faut le découper, évidemment. Doc il va nous falloir beaucoup, beaucoup de bâche plastique et on devrait emprunter des fringues à Alex, ce sera pas vraiment une grosse perte et en plus on pourra tout lui mettre sur le dos » Pauvre garçon. Cela dit, c'était une manière comme une autre de voir le monstrueux bordel qu'il laissait partout où il passait disparaître de la vie d'Anna. Un peu radical, certes, mais probablement efficace.

Et, finalement, la vérité. La vérité toute nue. Ha, ha, ha. « QUOI ? » Bruyante, Anna ? Oh non, si peu. Dieu merci, elle avait abandonné son café depuis un moment. La tasse aurait probablement fini par terre avec la surprise. « Christopher ? Chris ? Notre Chris ? » Mon Chris, plutôt. Elle s'entêtait à les imaginer tous faire partie d'une même grande et joyeuse bande mais Anna n'était pas idiote, ni aveugle d'ailleurs. Elle savait très bien qu'Andrea avait quelques petits problèmes avec Chris et ce, depuis un moment. Ce qui rendait la nouvelle encore plus invraisemblable, sans compter que leurs anniversaires remontaient déjà à un moment. « C'était il y a une éternité, fit-elle remarquer en croisant les bras, accusatrice. Merde, tu t'es envoyé Chris et tu as gardé ça pour toi pendant des mois ? Bordel » Elle oscillait entre colère et stupeur, pas certaine de savoir laquelle des deux options était la meilleure. Après un instant de réflexion, elle pencha pour la seconde. Plus sûre, plus honnête aussi. Difficile de lui faire la morale après s'être insurgée parce qu'il avait semblé jugé ses propres décisions amoureuses. Ou sexuelles. Whatever. « Mon dieu, c'est tellement bizarre. Chris. Tu t'es tapé Chris. Wow. Chris, Andrea, merde » Le répéter ne rendait pas la chose plus plausible, ni moins bizarre. Pas pour elle, sans doute pas non plus pour son meilleur ami. « C'était bien ? Non, attends, tu n'es pas obligé de répondre. Juste, il a l'air, tu sais, je sais pas, je me suis souvent posée la question. Sans aucune ambiguité évidemment, mais il a l'air d'être un bon coup ? Et pas du genre égoïste non plus, enfin, j'imagine. Pas que je l'imagine souvent mais je me suis déjà posée la question » Elle esquissa un sourire moqueur, presque ravie de la tournure que prenait cette matinée.

« Bonne idée, comme ça on en profitera pour être lavés de tous soupçons », il renchérit. Ca le fait rire, un peu, cette blague, et ça en appelle à ses souvenirs d'étudiant en droit. Andrea secoue la tête en jouant avec le verre face à lui et prend une inspiration suffisamment profonde pour être un peu dramatique. A une certaine époque, vivement encouragé par les pressions parentales, il pensait vraiment qu'il était fou, et il est arrivé plus d'une fois qu'il rêve qu'il était en train de faire des choses impardonnables. Ensuite, aidé par un psy, il a réalisé que rêver d'avoir un cadavre sur les bras ne faisait pas de lui un fou ou un psychopathe - cela dit, il évite de se vanter de ces passages de sa vie auprès des gens, préférant largement les garder pour lui. Peut-être qu'il arriverait même à choquer Anna avec les petits coups du sort de son inconscient. Quoi que la jeune femme l'aiderait probablement vraiment à se débarrasser d'un corps si corps il devait y avoir dans leur salle de bain. Elle l'engueulerait après - mais dans un premier temps, Andrea ne doute pas du fait qu'elle l'aiderait. Et il ferait la même chose pour elle, si effrayante l'idée soit-elle, parce qu'il lui fait confiance comme il n'a jamais fait confiance à personne d'autre. Jamais. Pas même sa propre mère. Et si Anna devait en venir à commettre un meurtre, alors sans-doute le meurtre serait-il au moins un peu justifié. Et même dans la négative...

Il secoue la tête quand elle hurle quoi dans toute la pièce - non sans avoir légèrement sursauté. Il sait que la nouvelle est très étrange. Il n'en doute pas. Déjà parce que ces dernières années, on ne peut pas vraiment dire que les vies sentimentales et sexuelles d'Andrea aient été florissantes - ensuite, parce qu'il est de notoriété publique, même pour le déni d'Anna, que Chris n'est pas vraiment son ami, et qu'il est donc vraisemblablement surprenant qu'ils se soient retrouvés dans le même lit. « Calm down », il souffle, après que le flot de paroles ait passé ses lèvres surprises. Ensuite, il rougit - il sent ses joues qui s'enflamment à cause de la question. Est-ce que c'était bien ? Well. « Déjà, je suis désolé de l'avoir gardé pour moi tout ce temps. Disons que j'avais besoin de... procéder l'information. De comprendre, de digérer, et aussi de me souvenir, parce qu'on avait beaucoup bu », il précise en reprenant une inspiration - et une gorgée de café.

Bon. Et puisqu'il est temps de répondre à la question, Andrea rougit encore un peu plus, tant qu'à faire. « Oui. C'était bien, c'était... inattendu. Je sais pas ? C'était bien. J'ai pas réfléchi, j'étais bourré, et je me suis rendu compte... well, tu sais. Qu'il était attirant », il explique, et son coeur s'emballe sous la pression de la confidence. « Le problème c'est que je n'ai pas arrêté de le trouver attirant depuis », il précise, en fuyant un peu son regard. Il sait très bien qu'Anna se fiche pas mal du fait qu'il se trouve être gay - ou bi, il n'en sait rien, ses longs mois de réflexion ne lui ont pas permis d'éclairer cette obscure question. Ses parents feraient sans doute un AVC s'ils savaient, mais ils ne sont pas près de savoir, vu qu'ils ne lui adressent plus la parole. « J'ai l'impression qu'il ne se rappelle pas. » Tout est dit. Tout, ou presque. Il garde pour lui, à nouveau, les rêves enfiévrés, les heures passées à fixer le plafond de sa chambre pour tenter d'expliquer des choses auxquelles il ne trouve pas une once de début d'explications.

Calm down. Calm down. Calm down? How was she supposed to fucking calm down after this? Anna ouvrit la bouche pour le lui expliquer mais elle se ravisa devant les explications qu'il lui offrait enfin. Un grand sourire étira lentement ses lèvres devant l'évidente gêne qui colorait les joues de son meilleur ami ─ le genre qui, provoqué par qui que ce soit d'autre, lui aurait très certainement inspiré des réelles envies de meurtres d'ailleurs. Elle croisa les bras en acquiesçant, sans se départir de son sourire. D'une certaine manière, elle comprenait. Ce n'était pas tous les jours qu'Andrea se laissait aller et elle savait pertinemment que l'événement en lui-même était bien trop important pour qu'il se contente de tourner la page sans réfléchir. Et puis il s'agissait de Chris. Chris, merde. Ils n'étaient peut-être pas amis ─ et elle en avait conscience, même si elle choisissait de l'ignorer au quotidien ─ mais ils gravitaient dans la même sphère sociale. Ce n'était pas une simple aventure sans lendemain qu'il pouvait oublier en un claquement de doigts. Se préoccuper des performances sexuelles de Chris était une manière comme une autre de dédramatiser la chose. Maladroitement, certes, mais ça semblait suffisamment efficace pour délier un peu la langue d'Andrea, ce qui était précisément ce dont Anna avait besoin. Qu'il parle, au lieu de tout garder pour lui. Elle laissa échapper un sifflement admiratif. « Et c'est moi qui devrais me calmer, ricana-t-elle, une douche froide te ferait du bien, si tu veux mon avis » Et elle le donnerait malgré tout, même si il n'en voulait pas. « Ceci dit, on ne peut pas te reprocher de ne pas avoir de goût. Chris est loin d'être désagréable à regarder, même sobre. C'est pas du tout mon genre mais j'ai des yeux qui fonctionnent. Objectivement, il est canon, ça n'a rien de bizarre que tu ne te sois pas réveillé en le trouvant immonde, tu sais » Ce n'était sans doute pas avec ce genre de commentaires qu'elle allait le rassurer mais après tout, Anna n'était pas spécialement préparée à avoir cette conversation maintenant. Pas plus qu'elle n'était préparée à entendre la suite d'ailleurs. « Comment ça, il s'en rappelle pas ? » Elle cligna des yeux plusieurs fois, rapidement, comme si ça pouvait suffir à effacer les vingt dernières secondes de la réalité. « Il a oublié que vous vous êtes envoyés en l'air ? Sérieusement ? » La stupéfaction n'aidait clairement pas mais elle était bien trop surprise pour s'en préoccuper. « C'est un truc qui existe ? Vraiment ? D'oublier qu'on a couché avec quelqu'un parce qu'on a trop bu ? » Pas qu'elle fut jalouse, pas du tout, mais l'idée lui semblait profondément étrange. L'alcool et Anna n'avaient jamais fait bon ménage mais jamais elle ne s'était autant félicité de ne pas boire. « Tu as essayé de lui en parler ou tu es juste convaincu qu'il a tout oublié ? Parce qu'il pourrait jouer la comédie » Mais il s'agissait de Chris tout de même. Était-il capable de faire ça ? Anna n'aurait pas du tout parié là-dessus, ce qui rendait la situation encore plus, well, triste. Pas vraiment ce qu'elle souhaitait pour Andrea.