coffees and a cat | jameel

Les affaires reprennent de façon un peu plus sérieuse. Ramadan est certes terminé depuis un bon mois, mais il faut toujours un petit temps d'adaptation pour remettre la machine en route. Surtout que dans son milieu - le vrai, pas la photo évidemment - pendre des vacances peut-être assez risqué, voire coûter très cher. Mais au fil des années, Monty s'est construit une réputation assez fiable et un réseau assez solide pour que tout le monde sache qu'il ferme (l'arrière) boutique pendant le mois sacré.

Sauf que c'est terminé maintenant et que le jeune malfrat n'a pas l'intention de se contenter de ses revenus, certes confortables mais un peu tranquilles - de photographe branché. Il reste persuadé que Jameel pense pouvoir lui faire abandonner ses mauvaises pratiques à chaque fois qu'il le soutient pendant le Ramadan et qu'il le déçoit donc d'année en année. Cette pensée lui provoque un vague pincement au coeur, qu'il a tôt fait de mettre sur son léger état d'ébriété.

Car qui dit business dit business meetings, donc dîner chez Marcello, after en sous-sol, marché conclu, célébrations dans les rues new-yorkaises jusqu'au petit matin, qui l'amènent gentiment devant sa porte sur les coups de cinq heures du matin. Il fait tourner la clé aussi discrètement que possible et s'avance dans la pénombre jusqu'à la cuisine, où il allume la plus douce des lampes. Il entend son colocataire à l'étage supérieur, qui doit être en pleine prière matinale et n'aura sans doute rien manqué de son entrée, pas aussi discrète qu'il le prétend.

Une grosse boule de poils vient se glisser entre les jambes de Monty, tandis qu'il prépare la première tournée de café du jour. « Hi Cat. Wait a sec baby. » Il pose le cezve sur le feu et en attendant que l'eau bout, verse un peu de pâté dans la gamelle de l'animal, qui réclame alors de l'attention. « You're a bit like your Dad aren't you? » Il gratte la bête derrière les oreilles et en profite pour défaire le noeud papillon émeraude qui habillait si bien sa tenue. Assis à même le sol et adossé aux placards de leur large cuisine ouverte, le brun manque de s'assoupir. Mais l'eau bout enfin, aussi il fait un effort considérable pour se redresser et terminer sa préparation.

Son meilleur ami, sentant certainement l'appel du café, choisit cet instant pour descendre et montrer le bout de sa tête si impeccablement coiffée. Comment peut-il être si beau au réveil, Montgomery ne le comprendra jamais. « Good morning sunshine. Coffee? » Tout sourire et sans même attendre la réponse, il lui en verse une tasse et ajoute. « Sorry if I interrupted you, I tried to be quiet but that old brownstone door is a dead give away. » Il a dit plus d'une fois qu'il remplacerait la lourde porte grinçante. Mais à ses yeux de voleur aguerri, c'est un système d'alarme tout aussi précieux que l'équipement très cher et très facile à pirater dans lequel il a investi. « Or maybe I'm tipsier than I think. » Son sourire benêt semble aller en ce sens, mais un Wood sait tenir le champagne. C'est la moindre des choses.

Les doux rayons du soleil lui caressent le visage, l’air encore froid de la nuit mais promettant une journée chaude de plus. Jameel lève la tête vers le ciel alors qu’il récite doucement les prières qu’il connaît depuis qu’il est enfant, suivant les étapes une par une avant la facilité de l’habitude. Pas âme qui vive aussi tôt dans Brooklyn, autant voisin pour venir le déranger alors que New York s’éveille à peine. La prière du Fajr est sa préférée en été, quand il est seul face à Allah alors que le monde dort encore autour de lui, alors que le ciel se peint d’oranges et de roses, nuages jouant avec la lumière, oiseaux se perdant à l’horizon. Brooklyn est magnifique au petit matin, la brise légère, la journée remplie de possibilités.

Il finit sa prière puis roule délicatement son tapis. Déjà, la voisine allume la lumière de la salle de bain – elle évitait son regard comme la peste, durant les premiers mois, avant de s’adoucir un peu. Avant de découvrir qu’il n’est pas ce terroriste qu’aime à dépeindre Fox News, mais juste un humain de plus dans cette ville bien trop grande. Jameel ferme la porte menant au toit derrière lui avant de descendre les escaliers. Cat l’a abandonné il y a bien longtemps pour retrouver la chaleur de la cuisine, sans doute, et être aux premières loges pour quémander son petit déjeuner. Jameel passe par sa chambre d’abord, tout de même, afin de se débarrasser de la tunique de son qamis et d’enfiler une chemise légère.

Il est à peine surpris de trouver Monty dans la cuisine, moins encore de son état – les vêtements d’hier et les cheveux qui ont vu des jours meilleurs parlent d’une soirée un peu trop festive, un peu trop arrosée. Jameel ne peut s’empêcher de lever les yeux au ciel avec un sourire pour son meilleur ami, avant de s’accroupir pour caresser Cat. Celui-ci abandonne mollement sa gamelle pour venir se frotter contre les jambes de son propriétaire avec un ronronnement digne d’un poids lourd. « sati srī akāl, billī » Le chat ronronne de plus bel, alors Jameel passe un bras en dessous de son ventre pour le porter alors qu’il se relève. « ‘Morning, » ajoute-il avec un sourire de plus pour Monty. « Allah blessed us with a beautiful sunrise today. » Déjà, l’odeur du café emplit leur cuisine, alors que commence leur ballet matinal – après tant d’années de colocation, ils connaissent les habitudes de l’autre par cœur et dansent l’un autour de l’autre alors que Monty prépare le café et que Jameel met les tranches de pain dans le toaster. « The day where you are the one waking me up hasn’t been invented yet, you know it. » Et, avec un petit rire tout ce qu’il y a de plus moqueur, « You look like shit, by the way. I hope the party was worth it. » La fête vaut toujours le coup, avec Monty. Jameel n’a jamais vraiment compris d’où son meilleur ami sort autant d’énergie pour faire ce qu’il fait, et il a abandonné l’idée de comprendre depuis longtemps. Les extrovertis sont un mystère pour lui. « I’m guessing the deal went well then ? » Non pas que Jameel aime connaître les détails, mais c’est toujours mieux quand ils n’ont pas à s’inquièter pour les factures à la fin du mois, après tout.

Jameel salue le chat avec presque plus de dévotion que son colocataire, qui pourrait bien finir par se vexer de l'attention portée à cet animal. Il n'est pas particulièrement du genre à réclamer qu'on l'écoute ou qu'on s'intéresse à lui - d'abord parce que ça lui vient assez naturellement - mais tout de même. Mais le sourire que lui offre son meilleur ami lui fait vite oublier toute envie de geindre, ce qui est déplaisant au réveil de toute façon. Ou au coucher, en ce qui le concerne. « Yeah, I saw it on my way home. It's gonna be a lovely day. » Rares sont les mauvais jours pour Montgomery de toute façon, qui est bien trop occupé à profiter des joies les plus éphémères pour se morfondre. Et quand on se fait des centaines de milliers de dollars avant que la plupart des new-yorkais se lèvent, la journée ne pouvait être mauvaise de toute façon.

Jameel prépare les tartines grillées tandis que Monty sert le café et se voit copieusement moqué par son colocataire, d'abord sur son rythme de vie puis sur sa tenu débraillée. Il hausse un sourcil charmeur et se permet une correction. « I believe the phrase you're looking for is ruggedly handsome? And the party was fine but nothing special. Same guys, same clubs, it's only fun cause I haven't been in a while. » Il tend une tasse à Jam et commence à siroter la sienne. « The deal on the other hand... » Son sourire s'élargit à l'idée des sommes qui vont régulièrement tomber sur son compte dans les mois à venir, l'opération passant bien sûr par divers canaux pour s'assurer que personne ne soupçonne quoi que ce soit. Malheureusement, les gangsters ne se font plus passer de chic valise pleine de cash. Des virements de divers faux clients n'ont pas le même panache, mais c'est beaucoup plus pratique. « Let's say you can name any pretty thing you want and I can buy it for you. » Adossé à l'îlot central, il repense à la toile magnifique qu'il vient de refourguer à des russes, qui l'exposeront sans doute dans un grand appartement vide ou un bureau de Moscou. Triste sort en vérité.

« Emma did good on that one. Well, as far as the job goes. » Il ricane un peu, l'alcool n'ayant pas complètement quitté son organisme et savoir sa complice mariée étant toujours aussi risible, malgré la complexité de sa situation. « Yeah sorry, I shouldn't make fun of her. But I'm very serious about the gift though. You deserve a treat. » Après tout, il le supporter depuis maintenant bien dix ans, ce qui est un exploit en soi. Et Monty sait que son meilleur ami ne cautionne pas tellement ses rentrées d'argent alors, dans son esprit tordu par l'argent et la facilité, il se dit que le minimum, c'est qu'il puisse pleinement en profiter et se faire plaisir. Jameel travaille trop de toute façon, il a bien besoin de se détendre un peu. « How about a little holiday? Or a SPA day? Anything, I tell ya, I'm in a generous mood! »

Malgré la vie plus que bousculée de Monty, la brownstone a toujours été un lieu de calme et de sérénité pour les deux hommes. Il faut dire que Jameel a rapidement imposé la règle du no business inside the house qui, si elle était essentiellement mise en place pour Monty, l’aide aussi à balancer ses heures de travail avec sa vie personnelle. Pas de paperasse à la maison, pas de magouilles foireuses, rien, absolument rien d’autre que deux hommes, un chat, et une paix sommes toute relative.

Ce qui ne veut pas forcément dire no business talk inside the house, cela dit. Jameel refuse d’entrer dans les combines de Monty – au contraire d’Emma, qui a sauté dedans à pieds joints et barbotte joyeusement dans l’illégalité – mais ce n’est pas pour autant qu’il ne s’intéresse pas aux choses. Pas de noms, à peine plus que des locations. De quoi s’en blanchir les mains si besoin est, avec l’aide de Cleo évidemment. « No, no, shit is the right description, believe me, » Jameel hoche sagement la tête, non sans un sourire joyeusement moqueur. Monty ne fait jamais dans la démesure, moins encore dans le mois qui suit Ramadan – la surcompensation, définitivement son truc. Et à en voir son sourire victorieux, il a également surcompensé le prix de son œuvre. Bien. Peut-être qu’ils pourront manger autre chose que des ramens et les restes de pâtisserie du coffee shop à la fin du mois.

Monty se moque doucement d’Emma, ce qui fait froncer les sourcils de Jameel. La jeune femme a plus que tendance à se mettre dans des situations compromettantes, bien qu’elle arrive toujours à retomber sur ses pieds. Comme un chat. Un chat très caractériel. Jameel ne relève néanmoins pas – nul doute que Monty lui donnera tous les détails si l’histoire est aussi juteuse que cela, pire qu’une mère au foyer de banlieue – trop occupé à rire des paroles suivantes de son meilleur ami. « When exactly did you become my sugar daddy ? » plaisante-il. Bien heureusement pour lui, les toasts décident de sauter du toaster à ce moment-là, lui donnant l’excuse parfaite pour détourner le regard. Il prendre deux assiettes et balance les toasts brûlants dessus, avant d’ouvrir le frigo pour prendre le beurre et la confiture. « Sounds lovely, my dear, but may I remind you some of us have real jobs with real responsibilities? I need to open the shop in an hour. » Même si l’idée de se faire chouchouter toute la journée est plus que tentante, il doit bien l’admettre.

Son cher colocataire persiste à se moquer de sa dégaine post-soirée et Monty abandonne toute riposte, sachant qu'il doit effectivement avoir une haleine déplaisante et les yeux bouffis. Et qu'il ne peut rivaliser avec la morning routine de Jameel - et ses prédispositions génétiques - qui le font radier de toute part avant même sa première tasse de café. Le monde est injuste en vérité.

Le cambrioleur débraillé s'emporte un peu sur ses promesses, surtout considérant que le premier virement n'a pas encore été fait. Mais il a vraiment fait une excellente affaire. Les russes sont toujours prêts à payer le prix fort pour l'exclusivité et le luxe. Et les toiles de cet artiste se faisant rare - plus encore maintenant - ils ont considérablement fait monter les enchères. Un petit coup de pouce d'un de ses amis italiens a bien aidé, car les gros acheteurs se montrent beaucoup moins hésitant quand ils pensent que quelqu'un d'autre est sur le coup. C'est une vieille technique, mais elle a fait ses preuves. Mais Bruno est un homme simple, prêt à aider pour un bon whiskey et un gros billet.

Alors oui, Monty se sent pousser des ailes mais est vite ramené à la réalité. Il esquisse un sourire en coin en réponse à la plaisanterie de son ami et se contente de susurrer « Oh, you'd like that babe? » Son petit jeu est vite interrompu par le grille-pain et Jameel décide de définitivement ruiner l'ambiance. Ugh. Le travail à heures fixes, c'est vraiment très surfait. « I mean, you could take a day off? The world won't crash and burn if Mandy and Aziz don't get their morning espresso shots, right? » Posant sa propre dose de caféine, il s'approche de son meilleur ami, passe un bras autour de ses épaules et passe la main devant l'horizon qui s'offre à eux, si seulement Jameel veut bien lâcher un peu de lest. « Picture it. You, me, face masks and bath robes in a fancy hotel, mani-pedis, food in bed all day... The dream. » Il se penche un peu plus vers lui, son plus beau sourire sur les lèvres. « Come on, it'll be great! I'll even let you pick whatever what we watch. » Un privilège que Wood n'aime pas particulièrement céder, surtout à son meilleur ami, qui a tendance à ne pas avoir la même définition du divertissement que lui. Mais peut-être saura-t-il apprécier ce moment.

Aussi loin qu’il s’en souvienne, Monty a toujours été le petit démon sur son épaule. A l’université déjà, il entrainait Jameel dans des fêtes en tous genres sur le campus, ce qui l’a certes aidé à s’intégrer plus facilement mais a également donné le ton de ce qui deviendra rapidement une amitié indestructible. Aujourd’hui encore, Monty est toujours en première ligne pour rappeler à Jameel qu’il a une vie en dehors de boulot – difficile de s’en rappeler parfois, lorsque l’on aime autant son boulot et qu’une poignée d’employés compte sur vous chaque jour. Être son propre patron n’a jamais été chose aisée, et cela l’est d’autant moins lorsque votre meilleur ami aime à vous mettre des bâtons dans les roues par pur plaisir.

« I’m opening shop, » rappelle-t-il, presque inutilement. Monty a ce don de jeter tout argument logique par la fenêtre lorsque cela ne correspond pas à ses idées. « And they’re delivering my order today, I can’t not go. Breaking news, we need coffee grounds to make coffee. » Un argument que Jameel pense solide, mais qui ne convient pas à Monty, qui se décide de s’approcher un peu plus près. Doué le cambrioleur, à toujours voler l’air de ses poumons comme ça. Monty donne le ton, évidemment, avec une scène qui semble des plus idéales, toujours évidemment. Il sait faire dans le luxe et la démesure ; sa marque de fabrique. « You’re such a posh, lazy piece of shit, » se moque doucement Jameel, avant d’avaler une gorgée de café et quelque chose d’autre, coincé au fond de sa gorge. « And the temptation of historical domentaries won’t change the fact that I need to go to work. But nice try, my dear. Nice try. » Un sourire semi-victorieux autour d’une bouchée de toast, même si Jameel est loin d’avoir gagné.

C'est qu'il est têtu le Jameel quand il veut. Pourtant, il semble évident que choisir - pour une fois - la voie de la facilité et de la détente s'impose. Il se tue à la tâche et c'en devient ridicule. D'abord, parce que n'est pas franchement nécessaire, après tout, Monty gagne largement assez pour deux, si besoin est. Bien sûr, le coffee shop a une toute autre importance pour son ami. Il a créé un safe space, un lieu de rencontre et de détente pour les gens comme lui, des opportunités d'emploi pour ceux qui sont rejetés ailleurs. Et c'est louable. Mais à un moment, il faut cesser de vouloir nourrir, abreuver et sauver tous les petits queers perdus de Brooklyn et penser à soi.

Aussi, Monty n'entend pas lâcher l'affaire si facilement. D'abord, parce que perdre ne lui réussi pas. Ensuite, parce qu'il est persuadé que c'est ce qu'il y a de mieux pour son meilleur ami et qu'il se laissera bichonner, de gré ou de force. Il balaie donc ses arguments fragiles avec une assurance d'homme blanc à qui l'on a pas assez dit non. « Remind me, what's the point in teaching your employees about responsability and autonomy if they never get to do anything? Let whoever you've picked off the street this month collect the order, I'm sure you've shown them how and that they can do it. » Réceptionner des grains de café demande un minimum de jugeotte et une connaissance des lieux et du produit, certes. Mais on ne l'envoie pas récolter des statuettes antiques volées dans le New Jersey. Ce qui serait cruel, personne n'aime prendre ce train de l'enfer pour aller dans cet endroit infâme.

Le gentleman cambrioleur ne se laisse pas démonter par les vagues insultes - ou simple faits - que lui lance son meilleur ami et se contente d'un sourire éclatant. « Yes, yes I am. And I can teach you how. » Petit clin d'oeil séducteur, Montgomery est près à ne pas la jouer fair play s'il le faut. Ce n'est pas comme s'il respectait souvent les règles. « What if we pick up falooda on the way? » Air enfantin, grands yeux suppliants, mèche folle pour ponctuer le tout. Il est irrésistible. Du moins, il en est persuadé. Il va jusqu'à faire la moue et prend la main de son meilleur ami pour accentuer sa supplique. « Come oooon. Pretty please, we haven't spent some real quality time since I've been back at work. » Il reprend un air un peu plus sérieux et emporté dans son numéro de charme, une phrase d'une sincérité déroutante lui échappe. « I miss you. »

Jameel et Monty ont toujours clashé dans leurs caractères, et ce depuis leurs premiers rencontres – là où Jameel était étudiant exemplaire, Monty ne cherchait qu’à sécher et faire la fête. Jameel a toujours été matinal ; Monty ne connaît même pas le concept de matin. Introverti ; extraverti. Calme ; explosif. Et si l’on pouvait croire au premier abord que cela donnera une amitié non-durable, cela en a été tout autrement. Ils se complètent assez bien au final, Jameel aidant Monty à calmer ses ardeurs alors que Monty le pousse à sortir un peu de sa coquille.

Ils se complètent, mais ce n’est pas facile tous les jours. Surtout pas avec la délicatesse légendaire de Monty et son habitude à parler avant de vraiment réfléchir à la portée de ses paroles. Il fait des efforts, et il ne veut jamais vraiment faire de mal, mais tout de même. Jameel ne peut d’ailleurs pas s’empêcher de lui lancer un regard pas très impressionné. « It’s not about that and you know it. Stop being insensitive. » Il soupire, juste un peu. « But it’s going to be complicated for them to open the shop when I’m the only one with the key. » Prêt à tendre la main à ceux qui en ont le plus besoin, mais tout de même. Une main dans la caisse est si vite arrivée, quand quelques grammes de poudre blanches valent bien plus qu’un salaire de base.

Encore une fois, non pas que Monty puisse vraiment comprendre ce genre de choses. Il n’a jamais été pauvre au moins de remettre en question ses éthiques et sa conscience. Jameel n’est même pas sûr que son meilleur ami en ait une, de conscience, d’ailleurs. Pas alors qu’il continue d’accumuler les arguments – qui tiennent assez peu la route, soit dit en passant – jusqu’à assener le coup de grâce. Jameel ne peut que soupirer lourdement à ce qui n’est rien d’autre qu’un coup bas, même s’il pose son café pour pouvoir ensuite poser un bras sur l’épaule de Monty. Juste assez pour créer un semblant d’intimité entre eux, même dans le silence de leur cuisine, même avec si peu de distance entre eux. « I miss you too, you know that. What about Friday ? Morning prayer and then I’m all yours for the day. » Jameel passe généralement ses vendredis à la mosquée, mais il est certain qu’Allah le pardonnera, pour une fois. Ce n’est pas comme s’il allait en faire une habitude, après tout.

Monty a conscience d'avoir été trop loin. Il n'est pas tout à fait certain de ce qu'il a dit de travers, mais il voit à l'expression fermée de son meilleur ami qu'il a parlé trop vite, sans réfléchir. Comme d'habitude. Il a grandi, appris, fait des efforts. Mais il n'en reste pas moins un homme blanc extrêmement privilégié, qui n'a jamais franchement eu à subir beaucoup de difficultés. Son caractère impétueux et son arrogance l'ont immunisé aux inévitables remarques homophobes et autres attaques ignorantes qu'il a pu vivre. Non pas que ça ne l'a pas du tout affecté, mais un mauvais quart d'heure, dans une vie pleine de richesses et de positivité, est plus vite oublié qu'un quotidien de discrimination et de souffrance. Et, parfois, les idées toxiques qu'on lui a inculqué depuis l'enfance resurgissent, malgré son ouverture d'esprit et de coeur, malgré Jameel, malgré tout. Il est un sale gosse de riches à la langue acérée. C'est - plus ou moins - comme ça qu'on l'aime.

« I'm not being insensitive, I'm just making a point but yeah, it was rudely done. I'm sorry. » Une once de mauvaise foi et une sincérité totale. C'est un talent qu'il cultive depuis des années. Ce qu'il maîtrise mal, c'est de ne pas obtenir gain de cause. Que ce soit vendre ses petits trésors au meilleur prix, convaincre une beauté d'aller chez elle plutôt que chez lui ou faire publier la photo qu'il veut, Montgomery Wood n'a pas l'habitude qu'on lui dise non. Il a l'argent et la prestance pour fonctionner aisément dans le monde. Seuls ses proches lui tiennent tête et même dans ces moments là, il s'en sort souvent pour le mieux. Mais si Jameel le suit souvent bien volontiers dans ses idées loufoques, il y a des limites qu'il ne franchit pas, des principes qu'il ne reniera jamais. Et c'est sans doute très bon pour le photographe d'avoir quelqu'un comme lui dans sa vie.

Cela ne l'empêche pas d'avoir une moue boudeuse quand il admet sa défaite. Pas à haute voix cela dit. Il laisse son ami faire un pas vers lui, offrir une alternative, qui lui fait hausser un sourcil. « Friday, are you sure? » Un sourire renaît sur ses lèvres, plus touché qu'il ne peut l'exprimer que Jameel soit prêt à lui céder un jour si important. « You don't have to, you know, we can just have dinner one evening or something. » Et parce qu'il est têtu, il ajoute avec une mine taquine « Or you could close on Sunday, do what my mum's God does and rest properly for once. » Il lui en faut toujours plus. Un jour, cela risque de lui attirer de vrais ennuis. Mais en ce matin d'été, ça marchera peut-être.