What you're needing is not that far away from here ― Jameel

Vera adore son travail. A-t-elle, pour autant, envie de travailler ? Pas le moins du monde. Et les images du catalogue qu'elle fait défiler sous ses yeux fatigués n'y changent strictement rien. C'est l'image des quinze jours de vacances qu'elle vient de passer à Cuba qui l'empêche de se concentrer sur quoi que ce soit d'autre que les photos qui défilent en fond d'écran de tous ses appareils électroniques. Elle pensait bien qu'elle arrêterait un jour d'avoir le blues de la rentrée, cette maladie chronique qui frappe tout le monde, mais non. Même en étant la plus heureuse du monde à son poste de travail, même en portant un amour fou à ses tâches quotidiennes, à sa vie professionnelle, à son entreprise, à son équipe, rien n'y fait. Elle boude la rentrée comme une enfant qui vient de s'apercevoir de ce que ça serait de travailler à l'école. Elle veut retourner à la douce insouciance des vacances, à l'oubli d'une journée passée à cuir sous une chaleur torride, à l'escapade de la lecture d'un bouquin au bord de la piscine. Elle veut recommencer les virées dans des villes inconnues. La légèreté des vacances l'esprit léger.

Alors elle range ses affaires - portefeuille, clés, baume à lèvres. Le tout est envoyé dans son sac à main, et elle se redresse, troque ses talons contre des sandales plates qu'elle cache dans un tiroir de son bureau, et dépasse la grande porte vitrée qui dissimule bien peu son activité aux yeux de ses collaborateurs. Elle salue tout le monde d'un sourire un peu coincé qui signifie je m'échappe en vous laissant travailler parce que je suis bonne à rien aujourd'hui, et se glisse dans l'ascenseur. Elle profite du trajet pour dégainer de salvatrices lunettes de soleil, et prend la direction de Brooklyn, sac à l'épaule, ordinateur à la main - celui-là même qui lui donne une bonne excuse pour partir aussi tôt, qui indique qu'elle travaillera de chez elle. Ou peut-être pas.

Quand elle pénètre enfin le café de Jameel, elle a chaud. La chaleur de New York n'a rien à voir avec celle de Cuba, que vous rafraîchissez d'une brasse. Celle-là est étouffante, polluée.

La première fois qu'elle est venue ici, c'était tout à fait par hasard - des QG, Vera en avait déjà par centaines avant de découvrir l'établissement. Elle marchait dans Brooklyn, poursuivie par un type insupportablement lourd auquel elle avait gentiment suggéré d'aller se faire foutre et qui l'avait un peu mal pris. A la vision charmante de ses yeux sombres, reflet parfait de son égo blessé, elle s'était glissée à l'intérieur de la première porte à sa gauche - bim, le café. Le sauveur. Le lieu où le sale type ne la suivrait pas. Elle avait commandé un café et, prise d'une crise de paroles aiguë, avait abreuvé le propriétaire d'histoires insupportablement personnelles sur le harcèlement dans la rue, les machos et tout le reste.

Et depuis, était revenue régulièrement raconter sa vie au détour d'un café.

Pas grand chose à raconter aujourd'hui, si ce n'est peut-être le dramatique bien qu'annuel déjeuner familial de rentrée, qui n'avait pas contribué à alléger son humeur à une seule petite journée de reprendre le boulot - mais passons.

― Bonjour Jameel, lance-t-elle en se parant d'un sourire éclatant, qui annonce le risque imminent de flot de paroles intempestive qui menace. Un double de ce que tu veux, du moment que ça contient assez de caféine pour me tenir éveillée pour les cinq prochaines heures. Si on peut mettre de l'alcool dedans, je ne dis pas non, ajoute-t-elle, pour plaisanter, évidemment. Ca va ?

L’atmosphère de rentrée a toujours quelque chose de poétique et mélancolique. Les clients de passage qui se sont accumulés dans le café cet été – familles en quête de boissons glacées, touristes faisant une pause dans leurs explorations – fait à nouveau place aux étudiants du coin qui cherchent un spot tranquille, avec bon café et Wifi rapide. Pas toujours ainsi listé dans leur liste de priorités. Les MacBooks sont de sortie, et avec eux les stabilo multicolores et les livres universitaires hors de prix. Voilà bien un aspect de sa vie étudiante que Jameel ne regrette pas – tout hors de prix, et Monty payant les verres pour lui quand il se nourrissait exclusivement de ramen.

Il passe la matinée à écrire le menu automnal sur les larges ardoises au-dessus du comptoir – le pumpkin spice latter fait son retour, au grand plaisir des habitués et des autres – puis s’occupe des commandes pendant le reste de la journée. Billī dort paisiblement sur son coussin au bout du comptoir, ronronnant en paix et faisant le bonheur des clients. Emma a réussi à convaincre Jameel de poster quelques photos du félin sur le compte Instagram du coffee shop, et les clichés sont bien évidemment devenus viraux très rapidement. Internet est tellement prévisible que c’en est presque confortant.

Il est en train de servir un chocolat chaud, avec extra marshmallows, lorsqu’une tête brune bien connue s’avance à l’intérieur de l’établissement. Jameel se risque un regard vers l’horloge – ce ne sont pas ses heures habituelles, tiens. Il ne posera pas de questions, néanmoins, pour ne pas risquer une conversation étrange ou peu plaisante. Il donne sa boisson chaude à la petite étudiante, avant de se tourner vers son habituée-devenue-amie.

- Vera, sourit-il en guise de bonjour et de bienvenue. Bras croisés sur le comptoir, il se penche vers elle comme pour partager un secret, et murmure, Je ne sais pas si tu es au courant mais il s’agit d’un coffee shop Halal. L’alcool et nous, ce n’est pas la meilleure amitié du monde.

Il lui lance un clin d’œil avant de se tourner vers la machine à expresso. Trois tours de mains et elle se met à vrombir, alors qu’il préparer une boisson pour Vera. La force de l’habitude lui permet de faire tout cela assez machinalement, sans avoir peur de foirer à un moment donné – il ne se le permettra pas, et recommencerait la boisson dans tous les cas. On n’obtient pas cinq étoiles sur TripAdvisor en se tournant les pouces, après tout.

- Ca va comme une semaine de rentrée, lance-t-il par-dessus son épaule alors qu’il fait mousser du lait. Et toi ? Joli bronzage, tu l’as eu à Coney Island ?