Coffee buddies - Caleb

Mon voisin joue avec son violoncelle depuis deux heures et j’ai beau avoir mis le casque sur les oreilles, ça ne change rien. Je sens les vibrations, j’entends quand même sa musique et je n’ai pas envie de monter le son de ma musique pour que je devienne sourd au final. C’est d’ailleurs ma plus grosse hantise ceci dit. Ne pas entendre, ne pas pouvoir communiquer et faire répéter tout le temps. Je ne sais pas comment font les personnes sourdes cela dit, mais elles ont tout mon respect. Je reviens à notre voisin et son violoncelle que j’ai décidé de fuir. Je ne fuis pas comme un lâche au contraire: des fois pour gagner la guerre, il faut savoir abandonner quelques batailles. Je m’entends bien avec ce voisin quand même, c’est seulement le côté musical qui coince des deux côtés. Il n’aime pas ma musique, j’ai du mal à supporter la sienne. Dans tous les cas, je ne veux pas devenir sourd, j’ai besoin de travailler et je finis par avoir un endroit en tête. J’ai toujours aimé aller là-bas, j’y ai déjà travaillé mes cours sous le bruit ambiant. C’est étrange de dire ça, mais j’arrive à me concentrer sous les voix. C’est peut-être dû au fait que chez mes parents, c’était toujours agité, puis les classes que j’anime, les cours auxquelles j’ai assisté… J’ai toujours travaillé dans le bruit ambiant là où je n’entends pas forcément mes pensées parasites.

Donc voilà, je file au TDC (Tall, Dark and Coffee obviously) où je me sens toujours bien. J’aime la politique de ce café et la phrase maîtresse: venez comme vous êtes et cette phrase est plus vraie que celle du McDonald’s. Peu importe de quelle nationalité qu’on a, on ne craint pas une rencontre avec les racistes ou les blagueurs lourds qui me prennent pour un chinois. Non vraiment, c’est le lieu où tu es vraiment tranquille. Cependant, il faut avoir à l’idée que je ne suis pas le seul à connaître ce lieu et comme nous sommes dimanche… C’est bondé, pas de place et il y a beaucoup de bruit. Je soupire quand je suis entré et j’ai cherché une place libre, à laquelle je pourrai déposer mes affaires sans craindre de me faire voler (en vrai, ça ne changera rien, j’ai tout sur la clé USB que j’ai dans ma poche)... C’est pas gagné du tout, mais alors là pas du tout. Puis quelle idée de ma part de travailler un dimanche ? En même temps je ne pouvais pas faire autrement, le samedi je m’amuse et me change les idées alors que le dimanche… Voilà quoi.

J’allais perdre espoir quand je vois une table un peu plus reculée, pas facilement visible depuis l’entrée. J’ai cru que j’allais l’avoir, mais au fur et à mesure que j’avance, j’aperçois une silhouette. Bon, mon espoir aura été de courte durée… Et je n’ai pas envie de rentrer chez moi, d’affronter mon voisin et sa violoncelle… Cela ne coûte rien de demander au pire. Je peux essayer. J’avance pour me placer devant lui et je désigne la place libre du doigt. “Est-ce que ça ne vous dérange pas si je m’installe ici ? Toutes les tables sont prises et ça m’ennuierait de rentrer chez moi, un peu bredouille... “ fis-je avec un léger sourire mi ennuyé et mi-amusé alors qu’intérieurement, je m’entends beaucoup penser: faites qu’il accepte, faites qu’il accepte, faites qu’il accepte, faites qu’il accepte, j’ai envie de prendre le café, j’en ai besoin, faites qu’il accepte. Et si je l’avais dit à voix haute, j’aurai eu l’air d’être un coffee addict assez flippant…!

Ok, c’est vrai qu’il y a plein de stylos à sa disposition dans cet appartement - mais ce n’est pas ceux que Caleb veut. Celui-là même où le bleu est encore assez foncé et brut pour être correctement visible, et donc la bille roule parfaitement sur le papier de son carnet de notes. Il a besoin de ce sentiment de satisfaction que cela lui procure lorsqu’il rature un mot, pour le remplacer par une autre idée lumineuse qu’il a eu en cours de route. C’est LE stylo that’s all, ce qui lui donne le mérite de passer un névrosé auprès de sa coloc qui de toute façon ne voit pas pourquoi il en a besoin, puisqu’il a son ordinateur portable qu’il compte emmener avec lui. L’homme à ce sens du besoin et du détail que sa compagne de galère de vaisselle n’a pas, ce qui se confirme quand celle ci finit par soupirer : “Je ne vois pas comment tu peux te concentrer dans dans un café, de toute façon.” C’est le second point. Caleb adore l’ambiance joyeuse et bon enfant de l’appartement, mais c’est pour justement éviter ce genre de remarques incessantes qu’il a besoin de s’isoler au milieu de tous ces gens qui ne viendront pas se coller au dessus de son épaule pour voir ce qu’il écrit sur son écran. Il est bien trop diplomate pour le lui dire, sort l’une de ses dernière cartouches avant de retrouver le saint Graal du stylo dans la chambre de son autre colocataire - ses doute étaient donc confirmés. Il promet de ramener une boîte de cupcakes pour ne pas pouvoir regarder Dirty Dancing en ce sympathique dimanche après midi, sous un plaid et un bon thé chaud, mais visiblement, l’appel du café est le plus fort. Thé 0 - Café 1.

Par chance, il a réussi à obtenir l’une des dernières tables disponibles, qu’il compte bien défendre à coup de latte s’il le faut - les regards suspicieux des groupes qui veulent le pousser à partir parce qu’il prend trop de place entre son macbook et ses notes éparpillées un peu autour, il connaît ça, mais il ne compte pas se laisser impressionner. C’est drôle comme le reste du temps on prend un malin plaisir à la penser inexistant quand on le bouscule pour s’asseoir à une place libre dans le bus par exemple, et comme tout à coup, il parait aussi voyant et imposant qu’un éléphant rose échappé du zoo, errant dans les rues de Londres. Question de point de vue là encore sans doute. Alors qu’il manque de faire basculer son latte sur son carnet, un tintement lui fait comprendre que son stylo - encore lui - vient de terminer sa course par terre. Il se redresse tout juste de sa chaise lorsqu’il envisage l’inconnu qui se tient de toute sa hauteur devant lui réclamant un petit bout de sa table. “Ah - oh. Oui !” rétorque Caleb peut être un peu trop rapidement, sans réfléchir, parce que c’est comme ça, il est serviable, et l’idée d’être désagréable ne lui vient même pas à l’esprit. Est-ce qu’il en a vraiment envie, il n’y a pas vraiment réfléchi, il est trop tard pour faire machine arrière, et il préfère ne pas imaginer la situation embarrassante dans laquelle il pourrait se mettre en changeant d’avis. “Enfin, il n’y a pas trop de place mais - un instant.” Sans attendre, il rassemble les quelques feuilles qu’il a étalé pour avoir plus de visibilité, et les tapote sur la table pour former un petit tas. “Trouver une chaise en revanche sera peut être plus délicat…” poursuit-il, et il plisse les yeux dans l’espoir justement d’y voir plus clair au milieu de toutes ces tables prises d’assaut, dans l’un des cafés les plus branchés de New York.

Il a accepté.
Délivrance, soulagement, joie et tout ces émotions qui se suivent. Allez. Je bénis cette personne qui me permet de m’asseoir en face de lui. C’est parfait, très parfait même. Je vais pouvoir travailler ici, bien que… Quoique… Ouais, lui aussi a l’air d’être pas mal avec tous ses affaires éparpillées partout. Il a des choses à faire et je n’ai pas eu le temps de regarder en quoi ça concernait. Je n’avais pas vu qu’il avait tout étalé. J’avais juste vu une table, une place possible et une opportunité. Je n’ai absolument pas réfléchi et je suis assez en manque de café, ça n’aide, mais alors là, pas du tout. Je dépose mon dossier sur la partie libre de cette table et pensais voir une chaise, mais nan, elle a disparue. « Han. » réagissai-je dans soupir et je me mets à regarder autour de moi, tout comme le jeune homme le fait. Je plisse les yeux et soupire encore. « Ça va être forcément plus délicat, mais ne jamais sous estimer ma détermination. Je vais en profiter pour chercher mon café. Je reviens. » Et c’est ainsi que je pars à ce qui semble être une expédition. J’attends pour commander un café, tout en cherchant du regard une chaise absolument libre. Je commande, je récupère le café et remercie le gars qui me l’a préparé et je me dirige vers une table où je me prends des refus. Parce que soit ils attendent une personne. Soit la personne est partie aux toilettes ou téléphoner. Soit … patiti patitata… En vrai, j’ai rien de disponible. Je soupire et dès que je vois une personne se lever pour partir, vu qu’elle a son manteau et son écharpe. Je décide de passer derrière elle pour récupérer la chaise mais, il y avait une autre personne qui s’y est assise. Je soupire et reviens bredouille à la table où j’avais déposé mes affaires. « Bon, j’ai demandé à presque toutes les tables et j’ai pas de chaises disponibles. » soupirai-je à l’intention au jeune homme qui m’avait gentiment laissé la place sur la table. Je dépose le café que j’avais commandé. « Je n’aurai jamais cru que ce serait à ce point là la guerre des chaises et… » Je m’interromps et hallucine quand je vois une chaise. Juste devant le jeune homme, je le regarde sur le coup et désigne du doigt la chaise, puis cette personne et… « Vous avez trouvé une chaise. » Une pause, le temps de me remettre de la surprise. « Comment vous avez fait ? »

Maintenant que sa concentration la temporairement quitté, Caleb entend mieux que jamais le brouhaha ambiant du café, signe que celui si ne risque pas de désemplir dans les minutes à suivre, bien au contraire. L’homme avec qui il a accepté de partager sa précieuse table décide d’aller chercher sa boisson, dans l’espoir peut être de trouver cette chose sacrée qu’est une chaise. Caleb regarde vaguement autour de lui, bon samaritain, comme toujours - peut être va t-il réussir à trouver la perle rare. Après tout, ne dit-on pas que la chance sourit aux audacieux ? Se lever pour partir à l’aventure ne lui paraît pas être une bonne idée : les pickpockets rodent, ce n’est pas une légende, et il n’est malgré tout pas assez impliqué dans les malheurs de son camarade pour oser prendre ce risque. Il l’a d’ailleurs à présent perdu de vue, sûrement de façon temporaire, noyé dans la file de gens réclamant également leurs cafés.

Et puis la solution vient, sans même qu’il ne la réclame - à croire que Caleb flirte avec la chance aujourd’hui. Il a l’oreille assez tendue pour attraper une conversation au vol, trois amies qui se disent au revoir, l’une abandonnant les deux autres. S’il faut saisir l’occasion, c’est maintenant. “Vous n’en avez plus besoin ?” interroge t-il, tout sourire, et après un échange de regard, il peut retourner prestement l’assise du côté de sa propre table et n’hésite pas à poser son sac à dos dessus, pour marquer sans plus attendre, son territoire. Il sait que ça ne va pas dissuader les plus courageux, mais il les rembarre. A présent, c’est la sienne. Ou en tout cas celle du type qui a disparu depuis plusieurs minutes maintenant, et l’espace de quelques instants, il se demande s’il va simplement consentir à revenir, ayant pourquoi pas, simplement changé d’avis.

Le temps de cette réflexion, son ombre réapparaît, un brin de désespoir dans le regard, puis la surprise lorsqu’il réalise l’exploit que Caleb vient de réussir. “Bon endroit, bon moment. J’imagine.” Il ne voit pas quelle explication donner sinon. “Il faut peut être que je pense à jouer au loto ce soir.” s’interroge t-il par la même occasion. “Je ne la quitterais plus d’une semelle maintenant, si j’étais vous, elle est déjà très convoitée.” Il retire son sac à dos, pour le laisser s’asseoir. “Les meilleurs cafés sont les plus mérités !” Les plus savoureux, aussi.