(rise and slay)

Du Mexique, Anjelica a peu de souvenirs vraiment précis. Des impressions, des vagues d'amour et bonheur, en revanche ? Des montagnes. Des flashs de couleurs accrochés à des instants qu'on lui a souvent contés, des éclats de rire qui résonnaient dans le petit appartement familial, des grandes assiettes que les sauces de sa grand-mère ne manquaient pas de tâcher en fin de repas, les sourires amusés de sa mère, les grandes chemises bariolées de son père, le cliquetis des bracelets de sa sœur aînée, les jeux avec son frère aîné, les cris du bébé à sa naissance. L'accent est resté, la tendresse des siens aussi, qu'elle l'ait mérité ou non. Des deux années qui ont suivi, entre le départ de Mexico et l'installation définitive aux États-Unis, elle n'a, en revanche, pas gardé grand-chose. Un blocage naturel d'après sa colocataire d'université, étudiante en psychologie et elle-même petite-fille d'immigrés, née sur le sol américain, curieusement fascinée par une expérience dont elle a seulement entendu parler. Une expérience difficile dont ses parents parlent peu, voire pas du tout. C'est à New York qu'Anjelica a grandi et qu'elle a vécu jusqu'à son entrée à l'université, entre la tendresse familiale et la crainte, muette mais bien présente, de se voir tous arrêtés et reconduits à la frontière. Élève assidue et appliquée, elle décroche une bourse pour étudier la littérature à l'université de Seattle. Quitter la Côte Est et, surtout, sa famille et son quartier, véritable terre d'adoption, est un coup dur. Elle se rabat sur ses études, se renferme sur sa petite chambre étudiante partagée, Dieu merci, avec une jeune fille certes légalement américaine mais aussi petite-fille d'immigrés cubains. La culture n'est évidemment pas la même mais sa présence permet à Anjelica de ne pas trop souffrir de l'absence des siens et, bien sûr, de continuer à utiliser sa langue natale sans craindre de lire l'incompréhension ou l'irritation sur le visage de ses interlocuteurs. C'est peu après son installation à Seattle qu'elle fait la connaissance de Roy, un américain dont elle tombe rapidement amoureuse. Il insiste pour qu'ils s'installent ensemble avant la fin des études d'Anjelica qui jongle entre son emploi du temps scolaire et deux jobs sur le campus qui lui laissent peu de temps pour respirer. Elle accepte malgré tout, malgré l'heure de transports en commun, malgré la fatigue aussi. Ils sont heureux, assez pour se marier sitôt le diplôme d'Anjelica obtenu. Ils sont heureux mais pendant un temps seulement. Les choses changent doucement, sans qu'Anjelica s'en rende compte. Ce sont d'abord les amis que Roy n'a pas le temps, ni l'envie de voir. Il trouve des excuses qu'elle gobe tout rond, sans se poser de questions. Après tout, il est prévenant, attentionné. Il oublie son anniversaire une fois mais se rattrape en lui offrant un bouquet de fleurs la semaine suivante, l'aide même parfois à y voir plus clair dans les démarches administratrives qu'elle entreprend pour obtenir le DACA. Puis c'est la famille, sa famille à elle, sa grand-mère, ses parents, son frère et ses sœurs, qu'il ne peut plus recevoir. Pas de place, pas le temps et vous êtes tout de même sacrément bruyants tous ensemble, autant de prétextes qu'Anjelica avale sans broncher, trop compréhensive pour son propre bien. Le mariage de son frère est d'ailleurs la dernière réunion familiale à laquelle elle a le droit d'assister et pas sans subir les commentaires vaguement homophobes de son mari. Les reproches viennent un peu plus tard, quand son job, certes instable mais ô combien stimulant, prend plus de place, lorsqu'elle laisse traîner ses copies à corriger et rentre un peu plus tard que d'habitude les jours de réunion. La table n'est pas toujours mise lorsque Roy arrive, le dîner pas prêt non plus et pourquoi porte-t-elle cette robe, c'est indécent. Anjelica rougit, bredouille des excuses, tâche de faire mieux mais ce n'est jamais suffisant, jamais. Elle le fatigue, elle le sait mais tous ses efforts pour rendre leur maison accueillante et susciter sa fierté sont laissés sans réponse, sans défense face aux reproches toujours plus nombreux, plus intenses aussi. À sa mère, à ses aînés, confidents de toujours, elle n'en dit rien, certaine que ce n'est qu'une mauvaise passe. Une mauvaise passe qui s'éternise, qui s'installe, des années durant. Une mauvaise passe qu'elle explique par la fatigue, qu'elle encaisse sans dire un mot, parce qu'elle lui doit tout ou presque, parce que c'est ainsi qu'il le présente et qu'elle ne trouve pas d'argument pour se défendre. Et pourquoi se défendre au juste ? Roy ne lui fait pas de mal, Roy est juste un peu rude, un peu trop fatigué. Trop engluée dans un quotidien qui n'est plus que Roy, Roy, Roy, Anjelica peine à comprendre ce qui lui arrive. La première gifle l'assomme, la suivante l'abrutit totalement. Elle n'essaye même pas de les compter, ignore les bleus qui fleurissent bientôt sur sa peau. Les cache systématiquement surtout, bien consciente qu'ils soulèveraient des questions auxquelles elle serait bien incapable de répondre, des questions qu'elle ne parvient même pas à formuler. C'est une courte entrevue avec une infirmière à la suite d'une chute ─ c'est ainsi qu'elle les nomme, pas des coups, des chutes, son histoire d'amour qui se casse la gueule, Roy qui dégringole dans son estime, des chutes donc ─ qui lui ouvre les yeux. Les questions, l'infirmière les assène sans jugement, sans pitié non plus. Anjelica comprend que ce n'est pas normal, que ça n'a rien d'une relation saine. Que ça doit cesser, coûte que coûte. Ses parents, trop heureux de la retrouver lorsqu'elle les appelle un soir, après des mois, presque des années de silence, l'assurent de leur soutien, quoi qu'il arrive. Reste le problème des papiers, l'éternel problème de son illégalité. Reste ces années qu'elle a sacrifié et qu'on ne lui rendra pas. Reste cette envie tenace, nouvelle, de ne plus laisser Roy et ses menaces, Roy et son argent, Roy et son sourire terrifiant régner sur sa vie. Elle reste, pourtant. Reste avec les yeux grands ouverts sur chaque petit détail douloureux qu'elle refusait de regarder auparavant. Elle connaît les reproches, a déjà entendu toutes les remarques qu'il pourrait lui faire. Si elle n'anticipe pas toujours, elle parvient à l'apaiser, à endormie sa colère, suffisamment pour s'en sortir. Une partie d'elle, ridicule et irrationnelle sans doute, espère toujours qu'il va changer et ce, malgré les gifles qui continuent de voler sur ses joues. De ces claques, Anjelica nourrit sa propre fureur et la faim de vengeance, toujours plus grande, plus vorace. Elle pense au pire, échafaude mille et uns plans sordides dans la pénombre, lorsque Roy est finalement endormi à ses côtés après avoir obtenu ce qu'il désire ─ il l'obtient toujours, elle le laisse prendre, stoïque, immobile, murée dans un silence terrible, simple spectatrice de ses propres cauchemars. Fuir est une option séduisante, quoi que compliquée. Le tuer lui paraît simple et ce simple fait l'aide à prendre conscience de l'urgence de sa situation. Elle a touché le fond mais elle ne creusera pas, pas comme ça. C'est le jour des trente-six ans de Marisol, qui a été déportée à Mexico depuis déjà cinq ans, qu'Anjelica rassemble quelques affaires et referme doucement la porte de la jolie maison dans laquelle Roy l'a piegée. L'anniversaire de sa sœur qui, elle, ne peut voir la famille comme elle le souhaite agit comme un électrochoc. Revenir n'a rien de facile, évidemment, et malgré les deux années qui viennent de s'écouler, Anjelica ne s'est toujours pas pardonnée de leur avoir tourné le dos. Elle est libre, oui, mais elle continue de traîner chaque jour une culpabilité que son perpétuel sourire et son charmant dynamisme n'effaceront pas aussi facilement.