l'aube sera grandiose (gabriela)

Peu de gens savent qu'elle n'est pas née ici, parce que souvent elle-même l'oublie. Ça fait vingt-trois ans qu'elle foule l'asphalte des États-Unis d'Amérique, autant dire toute une vie pour celle qui n'était qu'une fillette lorsque ses parents les ont traînés, elle et ses trois aînés, en terre promise. Native de Mexico, elle n'en garde que de faux souvenirs. Ceux que lui racontent les quelques photographies si précieuses pour l'ensemble de la famille. Raviver les mémoires en feuilletant des albums qui regorgent de faciès qu'elle ne se souvient pas d'avoir une seule fois vu en vrai. Elle s'est toujours sentie un peu à part des rires lorsque les anecdotes fusaient autour des bons repas préparés par Mamà. Petite dernière du clan Paredes. Ils l'ont préservée, trop et trop longtemps peut-être. Et la vie était si facile dans son monde d'enfant qu'elle refuse d'en sortir pour l'instant. Elle devrait. Elle va le faire, mais pas maintenant. Et si elle prétexte rester dans sa chambre d'adolescente pour pouvoir plus facilement aider ses parents, c'est parce que l'oiseau n'est pas encore prêt à quitter le nid. Parce qu'elle a peur, aussi. Elle était loin lorsqu'ils sont venus chercher Marisol, alors maintenant elle ne veut plus s'enfuir. Mamà. Papà. Ils la préparent depuis longtemps à l'éventualité d'un départ, mais elle ne pensait pas que c'était possible avant qu'ils prennent la plus âgée de ses sœurs. Ils l'ont enlevée. Les autorités. Ils lui ont pris une part de son insouciance à cette gosse et si elle ne prend plus part aux discussions dans la salle à manger, ce n'est pas parce qu'elle se fiche de ce qu'ils racontent ses aînés, mais parce qu'elle n'a pas envie de montrer ce que cette séparation et la crainte des prochaines lui inspirent. Gamine. Qui refuse qu'on la voie comme telle, mais qui ne veut pas encore se mélanger aux grands. Paradoxe ambulant. Elle agace. Elle les voit bien, leurs regards. Ils la prennent pour une petite imbécile et elle leur donne raison en tentant de leur prouver l'inverse. Mais elle commence tout juste à s'y faire. Leur vie. Depuis cinq ans, depuis le départ de Marisol vers le Mexique. Elle dit que ça va quand ils la voient au travers d'un l'écran, elle dit que c'est bien là-bas, qu'elle s'en sort. Le Mexique. Ça ne semble pas leur faire si peur que ça aux parents, mais la gamine ? Elle est terrifiée. C'était donc vrai. Ce n'était pas que des histoires pour lui faire peur. Expulsion. Déportation. Des mots qui prennent tout leur sens depuis qu'ils ont amputés leur famille d'un membre et si elle devait les craindre depuis toujours, c'est seulement depuis ça qu'ils l'empêchent régulièrement de fermer l’œil. Mexicaine. Sans-papiers. Sale immigrée. Pauvre petite étrangère. Quel gâchis qu'ils disent les gens, quand son accent se réveille lorsqu'elle s'énerve. Et ce que c'est dommage que le teint soit aussi basané, la petite serait si belle si elle n'avait pas autant pris le soleil. Mexicaine. Si elle l'oublie, ils sont des centaines à lui rappeler qu'elle serait mieux dans son propre pays, quand elle est persuadée que son pays, c'est ici. Elle est américaine. Pas officiellement, mais de cœur et ne comprends pas bien pourquoi ça ne serait pas suffisant. Elle l'aime, ce pays. C'est chez elle. Elle parle leur langue dans leurs rues et contribue à leur économie. Alors pourquoi ils ne veulent pas qu'elle reste ? C'est tellement abstrait qu'elle ne veut pas comprendre. Elle veut simplement profiter de sa jeunesse et quatre-vingt-dix pour cents du temps elle oublie. Les autres. Ce sont eux qui le lui rappellent, que sa vie est ici, mais qu'elle est coincée dans cette foule qui ne veut pas d'elle.